I
ENFANCE ET ADOLESCENCE
Cinq enfants jouent dans un parc, " un parc sombre et dor�, charg� de sapins noirs et de tilleuls ".
L'a�n� des gar�ons - ils sont deux - se nomme Antoine : Antoine de Saint-Exup�ry. Il est grand, d�j� robuste. Ses paupi�res, un peu lourdes, masquent parfois son regard, comme s'il voulait se retirer dans un monde � lui, � part, mais l'enfant est, � l'habitude, rieur, joueur, entreprenant.
Tous les ans, les vacances ram�nent la tribu Saint-Exup�ry dans le Bugey, entre Lyon et Amb�rieu, au ch�teau de Saint-Maurice de Remens.
Pendant six mois, le silence enveloppe le domaine ; derri�re les fen�tres closes, les choses attendent, se recueillent ; la poussi�re du grenier s'amasse, puis la terre, secr�tement, pr�pare les f�tes de l'�t� ; les sapins s'ourlent de vert, les tilleuls gonflent leurs bourgeons et, avec les fleurs odorantes, �clate la joie des cinq enfants.
Ils vont, ils viennent, ils s'appellent... Ils jouent sans doute, mais, surtout, ils la red�couvrent, elle, la vieille demeure fid�le.
Antoine retrouve ses odeurs, la fra�cheur des vestibules, les armoires solennelles ouvertes sur les draps de neige, les richesses du grenier et le parc ! ce parc qu'il a peupl� de dieux et o�, sous les massifs ombreux, l'enfant va, poursuivant son r�ve...
Toute sa vie, Antoine de Saint-Exup�ry se souviendra de " ce royaume sans limites ", " jamais enti�rement connu, jamais enti�rement fouill� ", royaume d'un kilom�tre carr�, o� s'enracinait sa pens�e.
Il est d�j� le h�raut d'un empire qu'il pressent et qu'il cherche obscur�ment sous les frondaisons de son parc... Sa vie enti�re, ses travaux d'homme se d�rouleront sous le signe de cette qu�te majeure, et si, un jour, nous reconnaissons Saint-Exup�ry dans le Petit Prince ing�nu dont il nous contera l'histoire, c'est que l'enfant myst�rieux nous aura r�v�l� les lois de son empire int�rieur. Antoine de Saint-Exup�ry est n� � Lyon, le 29 juin 1900. Il a deux s�urs a�n�es : Marie-Magdelaine et Simone, un fr�re et une s�ur plus jeunes, Fran�ois, Gabrielle.
Il tient au Limousin par sa famille paternelle : Saint-Exup�ry, un bourg de 1.300 habitants, est situ� pr�s d'Ussel.
La famille de sa m�re, Marie de Fonscolombe, est d'origine proven�ale. Fragonard et les graveurs du XVIIIe si�cle ont d�di� de gracieuses estampes � la famille de Fonscolombe.
�l�ve des J�suites, d'abord � Sainte-Croix au Mans, puis � Mongr�, il se montre imaginatif et r�veur, turbulent parfois, � l'occasion, chahuteur.
Nous avons sous les yeux une composition fran�aise faite au Mans, qui t�moigne de dons imaginatifs certains et on se souvient, � Mongr�, d'une histoire de spectre, hantant les dortoirs la nuit, qui impressionna si fort quelques-uns des jeunes �l�ves que plusieurs vinrent demander au P�re Recteur " si c'�tait vrai " ?
On garde pourtant surtout de lui le souvenir d'un gar�on tour � tour enjou� et songeur.
Nous nous l'imaginons volontiers ainsi qu'on nous le d�peint : accoud� sur son pupitre et fixant longuement le ciel, au travers de la fen�tre grillag�e. Lui-m�me, aux premi�res lignes de Pilote de guerre, �voque cette attitude :
" De temps � autre, je m'enfonce plus loin dans le r�ve et lette un coup d'�il par la fen�tre. Une branche d'arbre oscille doucement dans le soleil. Je regarde longtemps. Je suis un �l�ve dissip�... " Ce long regard, cette attention soutenue, cette ind�finissable expression, concentr�e, et pourtant lointaine, l'ont fait surnommer " Pique-la-lune ".
Et " le soir, lorsque les volets clos restreignent l'horizon du r�ve, alors, son devoir termin� soigneusement pli� au bord du pupitre, la main aux cheveux et les �paules remont�es, " Pique-la-lune " fait des vers ".
Son entrain, sa cordialit� qui contrastent si curieusement avec ses songeries, ses absences, le rendent sympathique � tous, professeurs et camarades. Quant aux frasques qu'il commet - et il n'est pas sans en commettre - elles le poussent � la r�flexion :
" Petit gar�on, au coll�ge, on r�ve de tomber malade pour se r�veiller � l'infirmerie, o� des religieuses � cornette blanche vous apporteront au lit des tisanes sucr�es. On se fait mille illusions sur ce paradis. Alors bien s�r, si je souffrais d'un rhume, je toussais un peu plus qu'il n'�tait n�cessaire. Et, de l'infirmerie o� je me r�veillais, j'entendais sonner la cloche pour les autres. Si j'avais un peu trop trich�, cette chose me punissait bien ; elle me changeait en fant�me. Elle sonnait, au dehors, des heures
v�ritables, celles de l'aust�rit� des classes, celles du tumulte des r�cr�ations, celles de la chaleur du r�fectoire. Elle fabriquait aux vivants, l� dehors, une existence dense, riche de mis�res, d'impatiences, de jubilations, de regrets. Moi, j'�tais vol�, oubli�, �c�ur� des tisanes fades, du lit moite et des heures sans visage. "
Toutes les heures, il a d�j� l'ambition de les entendre sonner. � chacune il veut donner l'�tre.
" Que suis-je, si je ne participe ? "s'�criera-t-il plus tard, et nul ne sera vis-�-vis de soi plus loyal que cet homme � qui il faut l'acte accompli pour garant de sa bonne foi.
" J'ai �t� chercher une fois de plus, a-t-il �crit au retour de la terrible mission d'Arras, ta preuve de ma bonne foi. J'ai, engag� ma chair dans l'aventure. Toute ma chair. Et je l'ai engag�e perdante. "
Il jouera franc jeu son destin. Tricher, c'est affadir la vie. Il tendra journellement ses forces afin de vivre pleinement.
Son p�re. Jean de Saint-Exup�ry, est mort en 1904. C'est sa m�re, Marie de Fonscolombe, qui sera sa premi�re �ducatrice. Elle est pieuse, distingu�e, vaillante. Au cours de la grande guerre, elle est au service de la Croix-Rouge � l'ambulance de la gare d'Amb�rieu.
Si, au temps heureux des vacances, Antoine joue comme tous les enfants, les all�es qui l'ont vu courir, farouchement tendu vers le but, le retrouvent m�ditatif.
Aux constructions a�riennes, � l'�preuve du chevalier Aklin, r�serv�e aux jours d'orage, aux r�ceptions sous les lilas, aux d�couvertes poussi�reuses dans les tr�sors des greniers, succ�dent les inventions, les po�mes.
Antoine est toujours en qu�te de quelque ing�nieux m�canisme, d'une rime, d'une cadence. Au cours de son adolescence, il n'a gu�re �crit qu'en vers... Et il lui faut tout partager : d�couvertes et enthousiasmes : " Regarde, Monet, �a c'est un moteur d'a�roplane. Je vais t'expliquer.
- Non, �a m'ennuie. - �a ne fait rien. �coute tout de m�me. �a c'est un piston. �a c'est une bielle. �a... mais regarde ! " Et il arrive qu'� la nuit, drap� dans quelque couverture, Antoine frappe chez ses s�urs :
" - Je viens vous lire des vers...
- Mais Tonio, nous dormons...
- �a ne fait rien, r�veillez-vous. On va chez
Maman.
" Maman proteste pour la forme, et le petit c�nacle, les yeux gonfl�s de sommeil, �coute des vers jusqu'� une heure du matin. "
On en passe par l� o� il veut parce qu'il veut fortement et que ses fa�ons, son expression, son sourire, sont infiniment s�duisants.
Au coll�ge, � la suite de quelque fredaine, il s'est vu retirer la place de choix et le bureau solitaire qu'il avait pris en affection, mais le surveillant ne r�sistera pas � l'accent de la " complainte du petit bureau " qu'il trouvera un jour �pingl�e sur le pupitre rel�gu�.
" Antoine, dans toute l'acceptation de ce mot, �crira un de ses amis, �tait un �tre rayonnant, une flamme vivante. Il �tait rayonnant de force int�rieure, rayonnant de sympathie, rayonnant d'intelligence, rayonnant de bont�. "
Tr�s affectueux, tr�s sensible, peu de chose suffit pour que l'�clat de rire enfantin s'arr�te brusquement dans sa gorge et que lui succ�de l'inqui�tude, il se f�che promptement ; si toutefois, il laisse percer quelque peu son m�contentement, il est bien autrement inquiet de la peine qu'il a pu faire.
Cette riche sensibilit� qui le fait vibrer � toutes les harmoniques du c�ur et conf�re � ses ouvrages un accent si �mouvant, il aura toujours la pudeur de l'exprimer.
" Cet amour, �crira-t-il, que j'�prouve � l'�gard de mes camarades, cet amour qui n'est pas un �lan venu du dehors, qui ne cherche pas � s'exprimer -
- jamais. Mon amour n'a pas besoin de s'�noncer. Il n'est compos� que de liens. Il est ma substance m�me. "
Et son �criture d'enfant, dont l'inclinaison d�c�le ses tendances affectives, va se redresser peu � peu et devenir comme le signe sensible d'une virile domination.
Si merveilleux cependant que soient le parc de Saint-Maurice, les lois, les jeux et les rites de sa civilisation close, � l'abri de ses haies feuillues, les jeunes Saint-Exup�ry ne sont pas sans �tre attentifs aux �chos qui viennent du dehors.
Or, d�s les d�buts de l'aviation, un camp a �t� �tabli � proximit� d'Amb�rieu. Les avions des pilotes d'essais passent et repassent au-dessus du parc.
Antoine les suit des yeux et son r�ve s'y accroche longtemps apr�s que s'est �teint le vrombissement de leur moteur. Le r�ve toutefois n'est chez lui qu'une �tape qui m�ne � l'action : aussit�t qu'il le peut, il s'�chappe de la propri�t� familiale, gagne au plus vite le terrain et l� s'int�resse � tout. Il y met tant de passion que, par ruse ou persuasion, - il n'est encore qu'un jeune gar�on - il obtient qu'on l'emm�ne en vol et re�oit le bapt�me de l'air... Les m�canos, amus�s, l'initient, sans se faire prier, aux myst�res des moteurs et les pilotes lui content les �pisodes, les aventures qui marquent les routes de l'air. Peut-�tre m�me amplifient-ils, afin de provoquer l'�tonnement et de forcer l'admiration, mais s'ils pensent d�courager, par des propos inqui�tants, l'�veil d'une vocation, nul doute qu'ils ne fassent fausse route.
" L'homme se d�couvre, a-t-il �crit, quand il se mesure avec l'obstacle. Mais pour l'atteindre, il lui faut un outil. " L'avion sera son outil.
Les caprices et les trahisons des moteurs, la r�sistance des vents, la solitude et la faim, la soif, l'abandon du d�sert, la mort m�me, maintes fois entrevue, lui d�couvriront tout ensemble ce qu'est l'homme et ce qu'est la vie.
Chez les P�res Maristes de Fribourg, o� les siens l'ont plac� pour terminer ses �tudes, il pr�para son baccalaur�at. Et quand, plus tard, au retour des premiers voyages, il �prouvera le d�sir de confronter l'homme et le gamin, il contera d�licieusement cette visite � son enfance : " Une villa blanche entre les pins... "
" Voici l'�tude o� nous �crivions nos premiers po�mes... "
Et Saint-Exup�ry �voque les vieux ma�tres aux yeux si clairs, leur surprise, leur empressement joyeux dans la lumi�re dor�e des lampes, leur indulgence nouvelle. " Notre paresse d'autrefois qui devait nous conduire au vice, � la mis�re, n'�tait plus qu'un d�faut d'enfant, ils en souriaient ; notre orgueil, qu'ils nous menaient vaincre avec tant de fougue, ils le flattaient, ce soir, le disaient noble. "
Resserr�s sous l'abat-jour de la lampe, ils interrogent ces enfants devenus hommes. Ils veulent savoir par eux quelque chose des grandes temp�tes de la vie.
" Et voici qu'ils hochaient la t�te, encore inquiets, d�j� rassur�s, et fiers aussi, d'avoir l�ch� par le monde ces forces neuves...
" Mais de peur de les attrister, nous leur d�mes les d�ceptions et le go�t amer du repos apr�s l'action inutile. Et comme le plus vieux r�vait, ce qui nous fit mal, combien la seule v�rit� est peut-�tre la paix des livres. Mais les professeurs le savaient d�j�. Leur exp�rience �tait cruelle puisqu'ils enseignaient l'histoire aux hommes. "
" Pourquoi �tes-vous revenus au pays ? "
" Bernis ne leur r�pondait pas, mais les vieux professeurs connaissaient les �mes et, clignant de l'�il, pensaient � l'amour... "
II
FUTUR PILOTE.
Son baccalaur�at pass�, Saint-Exup�ry va pr�parer l'�cole Navale. Pourquoi l'�cole Navale ? Est-ce parce que l'un des siens, C�sar de Saint-Exup�ry, s'illustra sous le pavillon royal ? N'est-ce pas plut�t que l'aviation est une carri�re peu pris�e ? Quels parents n'ont pas lutt� avant de laisser leurs fils suivre cette voie dangereuse ?
La guerre m�me, malgr� les prouesses des Guynemer, des Fonck, des Nungesser, de tant d'autres, n'a pas vaincu les r�pugnances.
La guerre est une chose mal�fique et, dans tous les cas, � part. On ne saurait, en temps de paix, se conduire comme en temps de guerre...
Quoi qu'il en soit, Antoine de Saint-Exup�ry pr�pare l'�cole Navale. Au concours d'entr�e, il �choue. C'est la composition fran�aise qui fait �chec � ce gar�on, qui devait se r�v�ler un prestigieux �crivain et qui, de son propre aveu, �crit depuis l'�ge de six ans.
On a dit son insucc�s volontaire. Antoine aurait refus� de traiter le sujet propos� : " Impressions d'un soldat revenant de la guerre. " Il nous para�t plus vraisemblable, et son t�moignage le confirme, que la copie du candidat fut jug�e insuffisante. Les deux versions d'ailleurs s'accordent. " Impressions d'un soldat revenant de la guerre ! " Que le jeune Saint-Exup�ry, d�daigneux des exercices de rh�torique, n'ait pas voulu traiter des sentiments qu'il n'a pu �prouver, ou, qu'ayant voulu les traiter, il s'y soit montr� inf�rieur, la raison de l'�chec est la m�me : les mots ont d�j� sous sa plume une gravit� qui engage ; il ne pouvait pas r�ussir l� o� il s'agissait de feindre en d�veloppant des impressions, que sa d�licatesse lui faisait tenir pour sacr�es, et qu'il n'avait pas ressenties.
Refus�, Saint-Exup�ry fait son service militaire au 96e r�giment d'aviation � Strasbourg, puis aux E.O.R. � Istres.
C'est un gar�on de haute taille - 1 m. 84 - et solide � proportion ; un peu lourd d'aspect, et cependant d'une agilit� et, � moins qu'il ne soit distrait ou intimid�, d'une adresse stup�fiante. Ne le vit-on pas, un jour, laisser choir une tasse de caf� et la rattraper au vol, sans verser une goutte du liquide
Distractions, d�sordre mat�riel resteront pourtant la ran�on d'un esprit toujours absorb�. En 1929, quand il suit � Brest le Cours sup�rieur de Navigation a�rienne, parti sur un hydravion Latham, il oublie de refermer certaine trappe et l'on voit avec horreur l'eau s'engouffrer dans l'appareil lors de l'amerrissage ; � l'examen qui cl�t les cours, il d�traque divers instruments.
Il perd ses cl�s r�guli�rement, �parpille argent, linge, cigarettes et livres sur toutes surfaces horizontales. Au cours d'un vol, il s'enfonce dans une telle r�verie que la notion du temps lui �chappe ; il constate, en revenant � lui, que sa montre est arr�t�e et son " absence " a �t� tellement compl�te et profonde, que, craignant la panne d'essence, il se pose en toute h�te dans un champ, �... 20 kilom�tres de son point de d�part.
Mais s'il se laisse parfois distraire au cours de vols de liaison, il est tout � son affaire quand il s'agit de missions de guerre. Il les pr�pare avec, la plus grande attention, les ex�cute minutieusement.
Son visage rond est paisible, �clair� par deux yeux marron, per�ants parfois ; voil�s, �teints, quand il . s'absorbe en quelque songe ; le plus souvent, il est rieur et son nez l�g�rement retrouss� accentue son expression de saine et franche gaiet�.
" Presque toutes les photos, �crit son ami L�on Werth, alourdissent ce visage qui �tait mobile en des points d'ordinaire inertes... La pointe m�me du nez s'animait parfois d'un imperceptible mouvement, comparable � la moue d'une l�vre, � un battement de paupi�re. "
Le voici donc dans l'aviation ; toutefois, le service militaire, accompli dans cette arme de choix, ne conf�re ni la possibilit� de voler, ni m�me celle d'apprendre � voler. � moins qu'il n'ait fait ses preuves, " effectuer un vol seul � bord ", le bleu fait partie des " rampants " qui aident aux d�parts, aux atterrissages, mais qui ne sont jamais convi�s � l'honneur de piloter.
Or, Antoine veut voler. Et comme, moyennant finance, certains des pilotes se chargent de mener le novice au brevet, Saint-Exup�ry n'h�site pas. Toutes ses �conomies, il les confie au moniteur qui, une fois le p�cule en poche, " devient m�nager de son temps et de son essence ; il lui arrive d'oublier l'heure de la le�on ".
Les jours passent et Saint-Exup�ry ne peut encore totaliser que quatre-vingts minutes de vol. Quatre-vingts minutes de vol ! Quelle d�rision ! Alors qu'on r�ve d'espaces immenses et de lointaines randonn�es.
Un jour, Saint-Exup�ry monte la garde sur le terrain d'aviation...
Ce jour-l�, pr�cis�ment, le pilote-professeur a oubli� la le�on. Le terrain est vide..., l'avion proche..., " faire ses preuves pour pouvoir voler ", l'id�e s'impose au jeune soldat. " Il s'installe dans la carlingue, met les gaz, r�ussit � lancer l'h�lice... "
L'appareil roule... Comme c'est simple ! Le gar�on tire sur le manche ; l'avion d�colle sans effort.
Tout en fixant son regard sur les champs, les arbres, les maisons, toute la campagne qu'il survole, l'apprenti se rem�more les man�uvres... Il n'est pas sans inqui�tude, mais cet air frais qu'il d�place, cette puissance qui le soul�ve dominent tout autre sentiment.
Au sol toutefois on s'alarme. " Des hommes courent sur l'a�rodrome. " Le pilote lui-m�me survient. Il explique, il fait des gestes, il s'indigne. Le Commandant du camp est l�. Il interroge : " Il sait d�coller, piloter, atterrir, votre client ?
L'instructeur hausse les �paules... Que sait-il, cet �cervel� ? Qu'a-t-il pu emmagasiner au cours de ses br�ves le�ons? Il sait d�coller : voil� tout ! De cela, le pilote peut r�pondre. T�moignage combien inutile.
- Il revient, il a vir�, s'�crient les hommes, le nez en l'air. Il tourne au-dessus de nous...
Saint-Exup�ry, en effet, a effectu� un virage. Il a voulu se poser, mais, � la vue du terrain qui s'approchait � folle allure, il a �t� saisi de panique, il a remis les gaz et il tourne...
Antoine vole, mais il ne sait pas atterrir. Il cherche � gagner du temps. II esp�re se souvenir, quand, tout � coup, il est surpris par une chaleur insolite. Il baisse les yeux : sous ses pieds, la carlingue br�le.
La terre, alors ! Vivement la terre ! Maladroitement, il touche le sol, il a toutefois coup� les gaz ; l'avion se pose sans capoter.
Une �quipe de secours arrive, lui, brosse sur l'herbe ses chaussures roussies par le feu...
Quand il releva la t�te, il se trouva face � face avec le Commandant.
- Eh bien mon gar�on, lui dit celui-ci simplement, vous ne vous tuerez pas en avion : ce serait d�j� fait.
" Ce fut tout. Le visage des m�canos se d�tendit en un rire silencieux ", et Saint-Exup�ry esp�ra dans le fond de son c�ur que, s'il n'avait pas fait ses preuves - pas encore - il allait �tre mis enfin en mesure de les faire.
Il en advint comme il souhaitait. Apr�s huit jours de prison, le soldat Saint-Exup�ry fut envoy� au Maroc, o� il suivit une �cole de pilotage et obtint son brevet de pilote.
Nomm� sous-lieutenant en novembre 1922, affect� au groupe de chasse du 33e r�giment d'aviation, il fut, en 1926, lib�r� comme lieutenant de r�serve.
En France, Saint-Exup�ry est � la recherche d'une situation. Il entre dans une affaire commerciale, mais le bureau ne lui convient pas. Il ne lui faut pas de longs mois pour s'y sentir prisonnier. Il donne alors sa d�mission et d�cide de revenir � l'aviation.
Les machines volantes que suivaient son regard d'enfant vont devenir - et pour toujours - sa demeure d'�lection et, plus encore : l'instrument qui doit le parfaire. Que cherche-t-il, en effet, dans la profession p�rilleuse ? - Le danger? - Le risque ? - Non pas.
" Le m�pris de la mort, �crit-il, s'il ne tire pas ses racines d'une responsabilit� accept�e, n'est que signe de pauvret� ou exc�s de jeunesse. "
- Quoi, alors ?
Sans doute, tout d'abord, un m�tier, un m�tier d'homme. " C'est dans l'acceptation d'une t�che que les hommes trouvent leur grandeur " et si " la noblesse d'un m�tier est en premier d'unir les hommes ", le pilote qui jette des passerelles aux extr�mit�s du monde, le pilote qui, dans le danger partag�, trouve les ferveurs de l'amiti�, exerce un beau m�tier d'homme. Profession hasardeuse, sans doute ; le p�ril, toutefois, qu'elle comporte, c'est le m�tier m�me qui l'appelle, ce m�tier qui, " pour �tre convenablement rempli, exige l'approche de la mort ".
Ce n'est plus le danger de parade que Saint-Exup�ry m�prise. Mais un danger qui conf�re une authentique noblesse et ce haut m�tier, par surcro�t, engendre la libert�, la vraie, n�e du d�tachement et ma�tresse de sagesse.
" Le pilote install� dans la nuit qui remonte sur Casa, dont le capot sombre se balance doucement parmi les �toiles comme une rambarde de navire, est retremp� dans l'essentiel. "
" En plein d�sert, sur l'�corce nue de la plan�te..., nous �tions infiniment pauvres. Du vent, du sable, des �toiles. Un style dur, pour Trappistes. Mais sur cette nappe mal �clair�e, six ou sept hommes, qui ne poss�daient plus rien au monde, sinon leurs souvenirs, se partageaient d'invisibles richesses. Ce qu'il cherche, en fin de compte ?
Au cours des pages qu'il �crira, lui-m�me saura l'exprimer : une paix qui ne soit pas faite de nuit ; une r�ponse aux grands probl�mes que pose la condition humaine ; un combat et un outil pour engager la bataille...
Ce qu'il veut trouver, c'est cette chose qui va permettre au po�te, au musicien, � l'astronome, � l'homme enfin qui est en lui, de s'�veiller et de grandir.
Plus tard, il conna�tra aussi les mis�res de l'aviation : les brusques et impr�vus r�veils, les pannes dans les mar�cages, les marches forc�es dans les sables ou dans la neige, les renoncements de chaque jour, et ces silences o� cro�t l'angoisse.
Aujourd'hui, � l'heure du choix, il est permis de penser qu'il en voit surtout les, grandeurs.
III
" LA LIGNE "
En octobre 1926, M. de Massimi pr�senta Saint-Exup�ry � la Soci�t� des Lignes a�riennes Lat�co�re.
Depuis huit ans. M. de Massimi, ami d'enfance de M. Lat�co�re, le secondait dans l'�uvre que celui-ci poursuivait avec une indomptable �nergie.
De quelle �uvre s'agissait-il ? D�s septembre 1918, l'industriel �tait venu en entretenir la France.
Septembre 1918... La guerre n'�tait pas termin�e, mais l'air que l'on respirait en France avait une saveur de victoire.
" Dans un bureau, �crit Maurice Bourdet, un homme parle avec un ministre. Que lui offre-t-il ? Un plan pour h�ter les op�rations? La promesse d'un nouvel avion de reconnaissance ou de bombardement ?
" Pas du tout. Pour cet homme, la guerre est finie depuis deux mois. Il pense � la paix. Ce qu'il propose ? Une ligne commerciale a�rienne de Paris � Buenos-Ayres.
" - Oui, oui, fait le ministre.
" Par la fen�tre entre la bonne odeur de l'automne. Les nouvelles sont excellentes ; le communiqu� verse l'espoir. Paris-Buenos-Ayres, quelle inconnue apr�s tant de r�alit�s !
" Et l'Afrique � survoler, la mer � traverser...
" -D�posez un projet, dit-il, comme pour se lib�rer.
" - Le voici !
" Tout est net dans ce rapport, rien n'est laiss� dans l'ombre ; on n'�value pas, on affirme des faits. Qu'importe ! On est en septembre 1918. On reparlera de la paix quand on y sera. L'entretien est termin�.
" Le dossier gagne alertement une armoire, d'o� il ne sortira plus.
" Dans la rue o� il se retrouve, M. Lat�co�re a compris. Le gouvernement h�site. Lui n'attendra pas longtemps... "
" C'�tait un homme mince, aux yeux durs et r�solus, aux mani�res s�ches... "
La m�me ann�e, le 25 d�cembre, il arriva, v�tu de cuir, sur le terrain de Montaudran. Un pilote �tait avec lui.
L'industriel, pendant la; guerre, dirigeait � Toulouse une usine voisine de l'a�rodrome.
- Nous allons joindre Toulouse � Barcelone, d�clara-t-il, bri�vement.
Les officiers qui l'entouraient, aviateurs de la grande guerre, protest�rent �nergiquement :
- Vous pr�tendez franchir r�guli�rement des �tapes de 300 � 400 kilom�tres ? C'est insens� ! Nos moteurs, apr�s quelques heures de vol, ont besoin d'une r�vision.
Lat�co�re n'�couta rien. Il d�colla et arriva le jour m�me � Barcelone.
- Au travail, dit-il en rentrant.
Quelques semaines plus tard - le 25 f�vrier 1919 - deux Salmson prenaient le vol sur l'a�rodrome de Montaudran, en direction d'Alicante.
La municipalit� avait �t� pri�e de d�blayer, pour l'atterrissage, une bande de terre de 600 m�tres.
- Nom d'un chien ! grommela le pilote, en apercevant la piste, grande comme un mouchoir de poche.
Alicante avait d�gag� une surface de 600 m�tres carr�s!
En d�pit de la difficult�, le pilote se posa dans les limites, mais il ne put �viter de buter contre les pierres.
M. de Massimi et le pilote Lema�tre, aid�s des officiels en jaquette, s'efforc�rent, en attendant l'arriv�e de M. Lat�co�re, d'agrandir le terrain.
Quand le second avion arriva, il d�barqua son passager, mais heurta lui aussi les pierres.
- �a ne s'est pas si mal pass�, dit M. Latoco�re, en frottant son visage endommag�. R�parons nos deux machines - les avions avaient, eux aussi, souffert de l'atterrissage; - dans un mois, nous irons au Maroc.
Quinze jours apr�s, un des avions �tait remis en �tat et, le 19 mars, M. Lat�co�re se posait sur l'a�rodrome de Rabat.
Le mar�chal Lyautey lui fit f�te. - Il aimait les entreprises hardies. - Il fit appeler le directeur des Postes ch�rifiennes et, d�s le retour � Toulouse, l'ouverture des lignes a�riennes Lat�co�re fut n�goci�e en France avec le Ministre des Travaux publics.
Les glorieux �tats de service de M. de Massimi, acquis au cours de la guerre, son autorit� personnelle, lui avaient permis d'obtenir du gouvernement espagnol des autorisations de survol et de cr�ation de terrains d'atterrissage.
Et c'est encore M. de Massimi qui appela au service de la Ligne quelques pilotes de guerre, dont il connaissait la valeur, et parmi eux, le capitaine Didier Daurat, le Rivi�re de Vol de nuit.
Didier Daurat, en septembre 1919, emporta le premier courrier postal a�rien vers le Maroc.
Les voyages furent d'abord heureux, coup�s, certes, de pannes de moteur, mais, somme toute, les Pyr�n�es se r�v�l�rent cl�mentes.
Vint toutefois la fin de l'�t� et, avec elle, les brumes, les tourbillons de neige des montagnes, le vent d'Ouest �pre et acharn� ; les h�lices, alors en bois, sont rong�es 'par l'humidit�; plusieurs pilotes doivent renoncer.
- Je vais voir �a, dit M. Lat�co�re.
Deux avions, alourdis par leurs h�lices de secours, d�coll�rent vers Alicante.
Daurat partit le premier, mais, aussit�t qu'il eut d�pass� Barcelone, il comprit que, m�me en volant tr�s bas, il ne pourrait pas passer. Une brume �paisse d�robait les arbres et les collines.
L'aviateur tira sur le manche, lutta contre les remous et finalement �mergea au-dessus de l'oc�an floconneux.
" Ce geste marquait une date, a �crit Jean-G�rard Fleury, le d�but d'un mode nouveau de navigation a�rienne 'par le guidage pr�cis et myst�rieux des ondes. "
Pilote et m�canicien se fi�rent � leur compas et mirent le cap sur Alicante. Apr�s trois heures de vol, quand la brume se d�chira, ils se retrouv�rent en pleine mer.
Daurat vira pr�cipitamment. En d�pit de l'h�lice rong�e et de l'orage qui se tra�nait au ras des lames, il parvint � Valence o�, dans le couloir de l'h�tel, lui et son m�canicien se heurt�rent � une pile de v�tements ruisselants.
Les trois occupants du second avion �taient, en effet, � l'h�tel. Daurat les trouva, en cale�on, qui, claquant des dents et le visage blanc de froid, se livraient, pour se r�chauffer, �. une gymnastique effr�n�e. Une panne de moteur les avait contraints d'atterrir en vol plan� sur la plage de Valence. M. Lat�co�re dut se demander ce jour-l� si son projet de liaison avec l'Am�rique du Sud �tait vraiment r�alisable.
Mais il avait foi dans l'avion. C'est lui qui, l'ann�e pr�c�dente, disait aux aviateurs de la guerre : " Vous croyez � la fin de l'aviation, moi je vous dis que c'est son commencement. " Quand il croisa le regard de ceux qui l'accompagnaient, il les vit, comme lui, r�solus. Ils �taient pris, eux aussi, dans l'engrenage myst�rieux de l'�uvre qu'il avait con�ue.
- Il faut repartir, dit-il, et porter le courrier. L'h�lice fut r�par�e et le courrier, dans la nuit, arriva � Alicante.
Il avait fallu une confiance voisine de la t�m�rit� pour r�aliser cet exploit.
La partie �tait engag�e ; elle �tait loin d'�tre gagn�e. Dans les semaines qui suivirent, bien des pilotes firent demi-tour devant le front des orages. Lat�co�re luttait toujours ; sous son rude commandement, aviateurs et th�oriciens s'acharnaient sur les probl�mes. L'exp�rience et la sagesse de ceux-l� secondant la science de ceux-ci; certains obstacles s'�liminaient, mais d'autres, aussit�t, surgissaient.
Un homme s'�tait d�tach� de ce groupe convaincu : le capitaine Didier Daurat. " Un homme trapu, a �crit de lui Maurice Bourdet ; un visage d'imperator romain, un regard qui vous d�nude l'�me. Daurat, qui fait mentir sa froide apparence, qui se passionne, s'�chauffe, joue �prement le jeu contre la chance, contre les �l�ments, contre l'abominable mat�riel, contre l'organisation h�tive, contre tout...
Saint-Exup�ry le d�crit : " Rivi�re entra. Il avait gard� son manteau, son chapeau ; il ressemblait toujours � un �ternel voyageur et passait presque inaper�u, tant sa petite taille d�pla�ait peu d'air, tant ses cheveux gris et ses v�tements anonymes s'adaptaient � tous les d�cors. "
Cet homme, toutefois, ext�rieurement effac�, a mis une volont� de fer au service de l'�uvre entreprise, une �uvre qui d�passe de loin le trac� de la Ligne a�rienne et qui ne tend � rien moins qu'� mener les hommes au-dessus d'eux-m�mes.
" Il faut les pousser, pensait-il, vers une vie forte qui entra�ne des souffrances et des joies, mais qui, seule, compte. "
Son �nergique volont� a fait, de la Ligne, une escadrille. �tay�s par une impitoyable discipline, les hommes qui la composaient eurent obscur�ment conscience de la grandeur de leur �uvre. Les consignes rigoureuses d�livr�rent de l'incertitude.
" L'effort surhumain d�ploy� pour porter � travers les temp�tes quelques sacs de courrier, magnifiait cette charge inerte, lui donnait un caract�re sacr�, rendait sacril�ge toute d�faillance qui ralentissait sa course. "
L'esprit de la Ligne naissait.
Il naissait de l'esprit du chef et de sa valeur personnelle, de sa pr�sence au travail, de ses veilles aux heures du p�ril.
Les pilotes, les premiers mois, v�curent une sorte de cauchemar. Parvenus au-dessus des nuages, ils ne pouvaient corriger la d�rive. " Parfois perdu, aveugl�, d�sempar� par la crasse ou dans la neige, un aviateur abandonnait la lutte et revenait se poser � Montaudran.
- Il n'y a rien � faire, expliquait-il ; je ne voyais pas le bout de mes ailes.
Daurat ne disait rien. De son pas lent, il se dirigeait vers le vestiaire, rev�tait sa combinaison de vol et murmurait au passage :
- Prenez un mois de repos... Je ferai le courrier moi-m�me...
Et il d�collait pour Barcelone.
Chef d'escadrille pendant la guerre, il connaissait le m�tier. La Ligne, c'�tait une bataille...
C'est � Daurat que M. de Massimi pr�senta Saint-Exup�ry. Or, Daurat, � cette �poque, avait besoin d'un diplomate.
IV
" SUIVREZ LA FILE ! "
Le service r�gulier Casablanca-Dakar avait �t� inaugur� au cours de l'ann�e pr�c�dente, mais, pour atteindre Dakar, les avions devaient survoler une possession espagnole : le Rio de Oro, qui borde la c�te saharienne, et faire escale pr�s des fortins du cap Juby et de Villa Cisneros, prot�g�s par des barbel�s des incursions des nomades.
L'autorisation de cr�er ces escales avait �t� obtenue ; d�s 1922, les modalit�s d'un accord n�goci�es avec le Gouverneur des Canaries.
En cons�quence, en mai 1923, trois avions d�coll�rent de Casa vers Saint-Louis et Dakar; trois avions volant de conserve, car on ne pouvait, sur le parcours, compter sur le t�l�phone ,pour alerter en cas de panne.
Les trois pilotes avaient atteint leur objectif, mais les difficult�s �taient telles : brumes, pannes de moteur, humidit� nocturne, ravitaillement, qu'en 1925 seulement, le trafic �tait devenu r�gulier.
Les pannes de moteur s'av�raient, dans cette r�gion, particuli�rement redoutables et, non plus seulement du fait d'un atterrissage forc�, mais � cause de la faim, de la soif surtout, mortelle dans le d�sert, et bien davantage encore, de la cruaut� des Maures, acharn�s contre les " roumis ".
C'est que le Rio de Oro �chappait, quoiqu'ils en voulussent, � la tutelle des Espagnols. Les Guerriers bleus: R'Guibat, Ouled Delim, Ait Oussa, Izarguine, y �taient ma�tres, et quand, d�s le premier survol, les dissidents - avec cette rapidit� myst�rieuse que rel�vent les voyageurs - apprirent que les " roumis ", sur leurs machines volantes, avaient franchi les fronti�res des territoires interdits, " ils caress�rent leurs mausers, se promettant de belles revanches ".
Il �tait bien �vident que le fait d'avoir � survoler, sur plus de 1.500 kilom�tres, une zone d�sertique et hostile, constituait, pour la Ligne nouvelle, une grave infirmit� , aussi Daurat, d�s le d�but, avait-il voulu n�gocier.
Un accord de principe avait �t� conclu avec le ca�d Gerari. Aux termes de cet accord, l'�quipage tomb� en dissidence devait �tre recueilli et ramen� � l'escale par la tribu la plus proche...
Les sauveteurs recevaient, en �change, une prime importante. Il �tait, en outre, entendu que des interpr�tes : Chleus dans le Nord, Maures dans le Sud, prendraient place � bord des avions et rappelleraient, au besoin, aux nomades, leurs conventions.
Chaque avion postal, enfin, devait �tre accompagn� par un avion convoyeur ; chacun des pilotes veillant sur son compagnon de route et se tenant pr�t � le secourir. " Une r�gle fut �tablie, code de la camaraderie virile, qui fut observ�e par tous avec une volont� inflexible. "
En d�pit de toutes ces prudences, des incidents �taient fatals. Ils eurent lieu. Ils furent nombreux. Ils furent g�n�ralement tragiques.
C'est Roz�s et son co�quipier Ville, qui, attaqu�s par les Maures, parvinrent, eux, � d�coller, mais peu apr�s, le pilote Gourp et son passager sont tous les deux massacr�s. Mermoz, captur�, doit verser une forte ran�on. Des aviateurs urugayens, tomb�s sur les c�tes hostiles, avaient pay� cher leur rachat.
Marcel Reine est fait prisonnier. Pivot et Vidal �galement. Dans les quelque dix-huit mois que Saint-Exup�ry passera au cap Juby, " six �quipages seront emmen�s en captivit� chez les Maures ; quatorze fois, il faudra aller sauver des aviateurs en panne ".
� la suite de ces incidents, l'attention du monde se porte sur ces postes de l'Atlantique o� veillent les Espagnols. L'impuissance o� se trouvent ceux-ci � l'�gard des tribus maures blesse l'amour-propre national.
" Les avions de " l'Escuadrilla sahariana " ne sortaient gu�re de leur abri, non que la vaillance leur manqu�t, mais la politique de Madrid �tait peu entreprenante. "
La situation de nos �quipages contrastait singuli�rement avec celle des Espagnols. Au pied de la forteresse, les hommes de la Ligne vivaient sans autre protection qu'un r�seau de barbel�s. � cent m�tres commen�ait le territoire insoumis.
Il arrivait � ces hommes de parler avec ironie de leurs voisins, " ces conqu�rants, prisonniers de leurs murailles ".
Bien entendu, de tels propos �taient diligemment rapport�s et probablement d�form�s. L'orgueil espagnol s'offensait.
" Tant�t, le Gouverneur de Juby - le colonel de la P��a - pr�tendait que le Rio de Oro �tait soumis et qu'il en avait le contr�le absolu ; tant�t, il accusait nos aviateurs de provoquer de l'agitation et, comme dans cette prison surchauff�e, le diapason des sensibilit�s s'�levait aux notes les plus aigu�s, le gouvernement de Madrid adressait des protestations aigres-douces au Quai d'Orsay. "
Et voil� pourquoi Daurat recherchait un diplomate.
Quand M. de Massimi pr�senta Saint-Exup�ry, gar�on cultiv�, issu d'une vieille famille, muni d'excellentes r�f�rences, le chef de la Ligne crut avoir trouv� son homme.
Il voulut tout aussit�t le charger de missions diplomatiques � Madrid.
" C'�tait un beau poste. Un pilote de noble famille qui savait son monde, pouvait l'accepter. D'ailleurs, ce n'�tait pas un emploi de bureau. Il volerait souvent sur " la Ligne "...
Mais Saint-Exup�ry sentit que ce serait comme passager. Ce n'�tait plus le beau m�tier. Le jeune homme se regimba.
- Vous m'avez engag� comme pilote de ligne, dit-il. Je veux voler et non m'endormir dans les fauteuils de vos bureaux.
Daurat grogna :
- Entendu... ferez comme les autres... suivrez la file...
Suivre la file, cela signifiait se soumettre, tels les compagnons d'autrefois, � un cycle d'�preuves s�v�res; c'�tait laver, � longueur de temps, les cylindres � la potasse, proc�der au d�groupage des moteurs, les d�monter, les remonter, apprendre � les conna�tre pi�ce par pi�ce, passer sa vie en salopette et les mains noy�es de graisse, se mettre au fait des mille d�tails, n�cessaires, � cette �poque, � la conduite de l'avion, travail utile, certes, mais ingrat.
Apprentis, pilotes, m�canos, besognaient les uns pr�s des autres ; la solidarit� du travail amor�ait, d�s les premiers jours, l'incomparable amiti� que parach�veraient sur la piste et au cours des vols, les �preuves partag�es.
Apr�s ces mois de patience, il fallait encore subir, sous l'�il narquois des " vieux de la Ligne ", l'examen de pilotage, un examen o� la prudence et la science avaient le pas sur l'acrobatie.
Mermoz s'en �tait aper�u, lui qui, dans sa joie de se retrouver aux commandes d'un avion, avait tir� du vieil appareil d'essai " une voltige �tincelante ". Mais le pilote, une fois au sol, avait vainement attendu les compliments de Daurat. Celui-ci �tait disparu et Roz�s, un ancien de la Ligne, s'�tait charg� de le pr�venir :
- Tu peux faire ton baluchon, petit.
- Quoi' ? Pourquoi ?
Daurat sortait du hangar. Mermoz courut � lui :
- Vous �tes content de vous, demanda le Directeur ?
- Mais... mais... oui, Monsieur le Directeur ?
� Eh bien ! pas moi. Pas besoin d'acrobates ici !
Allez au cirque.
Les choses devaient s'arranger.
Elles s'arrang�rent. Daurat avait su juger de la valeur de Mermoz, mais, expliqua-t-il plus tard : " Il avait pilot� en vaniteux, en individualiste. Pour faire marcher la Ligne, il ne fallait pas de �a. Elle �tait une somme et pas un tremplin. Chaque pilote devait savoir cela tout de suite. "
Saint-Exup�ry, n'h�sita pas � se soumettre � toutes les r�gles, � observer toutes les consignes, � subir, comme les camarades, le dur noviciat du pilote.
" Il serait pareil aux autres... un jeune homme pauvre qui a appris � piloter pendant son service militaire et qui vient de s'engager dans l'aviation civile. Il �tait de ceux qui ne se plaignent pas, qui n'ont pas le r�flexe de se plaindre... "
" Essais d'avions, a-t-il �crit, d�placements entre Toulouse et Perpignan, tristes le�ons de m�t�o dans le fond d'un hangar glacial. Nous vivions dans la crainte des montagnes d'Espagne que nous ne connaissions pas encore et dans le respect des anciens. " Et le temps lui paraissait long...
Un soir enfin, Daurat rappela :
- Vous partirez demain, dit-il.
Et comme Saint-Exup�ry attendait d'�tre cong�di� :
" Vous connaissez les consignes ? C'est tr�s joli de naviguer � la boussole en Espagne, au-dessus des mers de nuages, c'est tr�s �l�gant, mais... "
Il s'arr�ta et termina avec lenteur " ...mais, souvenez-vous : au-dessous des mers de nuages, c'est l'�ternit�. "
" Quand je sortis de ce bureau, �crit Saint-Exup�ry, �'�prouvai un orgueil pu�ril. J'allais �tre, � mon tour, d�s l'aube, responsable d'une charge de passagers, responsable du courrier d'Afrique. Mais j'�prouvais aussi une grande humilit�. Je me sentais mal pr�par�. L'Espagne �tait pauvre en refuges ; j;e craignais, en face de la panne mena�ante, de ne pas savoir o� chercher l'accueil d'un champ de secours. " " Le c�ur plein de ce m�lange de timidit� et d'orgueil ", le jeune pilote alla passer cette veill�e d'armes chez son camarade Guillaumet,et Guillaumet, le plus cher de ses camarades, celui dont il fera un jour " le compagnon de son silence ", Guillaumet, en manches de chemise, et souriant du plus bienfaisant des sourires, lui fit de l'Espagne une amie.
�trange le�on de g�ographie o� il n'�tait question ni d'hydrographie, ni de populations, ni de cheptel, ni des cit�s espagnoles, mais d'orangers au bord d'un pr�, d'une simple ferme pr�s de Lorca, de son fermier, de sa fermi�re pr�ts � porter secours aux hommes.
" Et peu � peu, l'Espagne de ma carte devenait, sous la lampe, un pays de contes de f�es. Je balisais d'une croix les rep�res et les pi�ges. Je balisais ce fermier, ces trente moutons, ce ruisseau. Je portais � sa place exacte cette berg�re qu'avaient n�glig�e les g�ographes. "
" L�s orages, la brume, la neige, quelquefois �a t'emb�tera, lui dit encore Guillaumet. Pense alors � tous ceux qui ont connu �a, avant toi, et dis-toi simplement : ce que d'autres ont r�ussi, on peut toujours le r�ussir. "
Le novice d�ambule maintenant dans les rues �clair�es de Toulouse. Il prom�ne sa jeune ferveur parmi les passants ignorants, fier du secret qu'il porte en lui, fier de cette charge sacr�e que le lendemain, au lever du jour, il tiendra de ces inconnus.
Dans les vitrines illumin�es, luisent les cadeaux de No�l. " L� semblaient expos�s, dans la nuit, tous les biens de la terre et je go�tais l'ivresse orgueilleuse du renoncement. J'�tais un guerrier menac� ; que m'importaient ces cristaux miroitants destin�s aux f�tes du soir, ces abat-jour de lampes, ces livres. D�j�, je baignais dans l'embrun, je mordais d�j�, pilote de ligne. � la pulpe am�re des nuits de vol. " C'�tait vraiment une veill�e d'armes...
Il �tait trois heures du matin quand on r�veilla le pilote : " Je poussai d'un coup sec les persiennes, observai qu'il pleuvait sur la ville et m'habillai gravement. "
Dans l'antique v�hicule qui le m�ne � l'a�rodrome, le jeune pilote est aux c�t�s des fonctionnaires : secr�taires, douaniers, inspecteurs ; sur les pav�s de Toulouse, " une sorte de charroi triste ". " Mais les r�verb�res d�filaient, mais le terrain se rapprochait, mais ce vieil omnibus branlant n'�tait plus qu'une chrysalide dont l'homme sortirait transfigur�. "
" Chaque camarade, ainsi confondu dans l'�quipe anonyme, sous le sombre ciel d'hiver de Toulouse, avait senti, par un matin semblable, grandir en lui le souverain qui, cinq heures plus tard, abandonnant derri�re lui les pluies et les neiges du Nord, r�pudiant l'hiver, r�duirait le r�gime du moteur, et commencerait sa descente en plein �t�, dans le soleil �clatant d'Alicante... " Ainsi, Saint-Exup�ry devint pilote de ligne, " charg� d'une responsabilit� de capitaine de vaisseau, apprenant � conna�tre le prix de quelques phrases � l'escale ", tenant en main une �uvre humaine, se sentant li�, � des milliers de kilom�tres de distance, � d'autres pilotes, les camarades, s'instruisant peu � peu de sa t�che, en �prouvant les limites comme la n�cessit�.
" �tre homme, devait-il �crire, c'est �tre responsable. "
" �tre homme, �crira-t-il encore, c'est �tre li�. " Le m�tier formait des hommes...
V
" SEIGNEUR DES SABLES... "
Lorsque Saint-Exup�ry eut pilot� quelques mois sur la ligne Toulouse-Dakar, Daurat, � pr�sent fix� sur la ma�trise du pilote, l'affecta au secteur sud.
Le secteur sud, c'�tait Casablanca-Dakar, un " espace o� les bateaux n'accostent pas, o� l'aridit� du ciel et celle de la terre ne connaissent pas de mis�ricorde, o�, entre la premi�re escale, Cap Juby, jusqu'� la derni�re, Dakar, il s'agissait de franchir deux mille kilom�tres de dunes sauvages, jalonn�s seulement par trois postes minuscules ; c'�tait cette zone o�, atterrir ailleurs qu'entre les barbel�s, c'�tait risquer la mort par la soif, les balles ou les poignards des nomades ".
Avant de faire seul le trajet, il convient de le reconna�tre, Saint-Exup�ry prit place � bord de l'appareil de Riguelle. Riguelle accompagnait Guillaumet dont l'avion portait le courrier.
Un vol de deux mille kilom�tres �tait alors une aventure... Les appareils, en service depuis plus de cinq ans, tenaient gr�ce aux soins, � la science de m�caniciens d'�lite ; ils n'arrivaient au but que par un miracle d'adresse et d'opini�tret� ; ouverts � tous les vents, sans T. S. F., sans m�t�o, avec un seul moteur instable... Et l'horaire, co�te que co�te, devait �tre respect�. La brume, l'orage, la temp�te n'emp�chaient, ni ne retardaient, un d�part. " Le moteur de l'avion atterrissant n'avait pas �teint son grondement, que celui de l'avion relais tournait d�j� � plein r�gime. Le temps de transborder � toute vitesse le courrier, et il d�collait. "
Le survol de la dissidence ajoutait aux risques du vol, les p�rils propres au d�sert, aux �tendues solitaires, et la menace du guerrier bleu.
" Saint-Ex " - c'est ainsi que, d�sormais, le nommeront ses camarades - a donc pris place, comme passager, dans l'avion que pilote Riguelle, et sans doute savoure-t-il - une fois n'est pas coutume - le plaisir d'�tre sans tracas. Les horizons lumineux, l'air frais d� � l'altitude, incitent le po�te � la songerie et peut-�tre r�vait-il � quelque nouvel �crit, quand, se penchant, il aper�ut, tout � coup, sous la carlingue, les flots tumultueux de l'Oc�an.
" Que fait Riguelle ? eut-il le temps de penser, si le moteur l�chait ? "
Et le moteur l�cha... Avec ce grand tintamarre qui orchestrait, � l'ordinaire, cette infortune.
" C'est bien fait, pensa Saint-Ex. �a lui apprendra. Il oubliait apparemment que l'aventure l'int�ressait !
Le vent de mer soufflait heureusement assez fort pour permettre d'allonger le vol plan�.
Guillaumet, en h�te, arrivait. Il " arrivait en zigzaguant avec une Inqui�tude de m�re-poule ".
La c�te, en fait de terrain, n'offrait gu�re qu'une s�rie de falaises. Riguelle parvint � se poser entre deux de ces monticules, mais le contact fut plut�t rude.
Apr�s un temps de silence, la voix du pilote s'�leva :
- Bless� ?
- Non, r�pondit son passager.
- Hein ! ajouta Riguelle, �a c'est du pilotage.
- Qui.. oui..., r�pondit Saint-Ex en massant ses reins endoloris.
Guillaumet, qui venait d'atterrir, se concerta avec Riguelle. Tous deux d�cid�rent de partir sur l'avion indemne et, pour ne pas le surcharger, ils laiss�rent une partie du courrier � la garde de Saint-Ex.
Avant de s'�loigner, ils lui remirent leurs revolvers.
- Tiens, mon vieux, dirent-ils gravement, tu en auras plus besoin que nous. Ici, tout ce qui est vivant est ennemi.
Le jeune pilote, enchant� de sa responsabilit�, ravi d'avoir l'occasion de prouver sa force d'�me, et r�solu, par surcro�t, � d�fendre ch�rement sa vie, se tapit entre les rochers ; mais, lorsque quatre heures plus tard, Guillaumet fut de retour, son ancien lui apprit qu'ils avaient, lors de la panne, atteint la zone soumise.
Divertissements de l'amiti� que Saint-Ex savait appr�cier et... reconna�tre au centuple ; premi�re veille solitaire au sein des sables " aimant�s " par de lointaines pr�sences, dans cette profondeur de silence o� il apprendra � capter d'invisibles sollicitations...
Les deux pilotes pass�rent la nuit dans le blockhaus de Nouat Chott, petit poste de Mauritanie o� r�sidait un vieux sergent, entour� de quinze S�n�galais. Le vieil homme les re�ut comme des envoy�s du ciel. Il leur fit f�te ; il leur prodigua ses biens : quelques conserves, du th� saum�tre.
- Ah ! �a me fait quelque chose de vous parler... Ah ! �a me fait quelque chose...
�a lui faisait quelque chose : il pleurait.
" D�s mon premier voyage, a �crit Saint-Exup�ry, j'ai connu le go�t du d�sert. "
Pendant plusieurs mois, le nouveau pilote de ligne assura les courriers de Dakar, enregistrant dans sa m�moire les replis pierreux des oueds, les falaises rouges, les criques, les caps ; puis, un beau jour, alors que Saint-Exup�ry se trouvait en permission, Daurat le nomma, par t�l�gramme, chef d'a�roplace � Juby.
D�s la premi�re entrevue, le chef de la Ligne s'�tait dit : " J'en ferai un diplomate. " La r�sistance du jeune homme ne l'avait pas fait renoncer, mais elle l'avait oblig� � doubler le diplomate d'un pilote �. toute �preuve.
Sa place, d�s lors, �tait marqu�e, non � Madrid, mais � Juby.
Juby : quatre murs d'un blanc sale, autour desquels il n'y avait ni hutte, ni masure, ni herbe : " � l'ouest, l'Oc�an ; � l'est, au nord, au sud, le d�sert ".
Le Rio de Oro commen�ait au pied des p�les murailles o� des barbel�s limitaient la zone de s�curit�. Une baraque Adrian, adoss�e au mur du fort, servait d'abri aux Fran�ais.
Les Espagnols avaient fait un p�nitencier du fort, et " les gardiens qui croupissaient dans l'oisivet�, le silence, se distinguaient mal des prisonniers, mais les officiers eux-m�mes ne r�sistaient pas � l'action de la solitude, des sables et du soleil ; ils paraissaient des ombres taciturnes... Le fort Juby dormait sous un accablement sinistre ".
Un " diplomate " � Juby aurait � prendre contact avec ces officiers espagnols, exasp�r�s par l'impuissance et l'inaction, bless�s par les propos des Maures... Il serait sous l'autorit� du gouverneur du fort, le colonel de la Pena et devrait faire le n�cessaire pour servir les int�r�ts de l'�uvre - car la Ligne �tait une �uvre - tout en maintenant la bonne entente... Il lui faudrait apaiser l'irritation provoqu�e par le contraste qui naissait de l'ins�curit� de nos pilotes et des prudences espagnoles. Son r�le le conduirait sous les tentes des chefs insoumis. Il aurait � les conna�tre, � vaincre des pr�jug�s n�s d'une ignorance orgueilleuse.
Bien entendu, il prendrait soin des appareils et devrait voler souvent pour maintenir en bon �tat les avions et les moteurs corrod�s par l'humidit� nocturne. Il lui faudrait �tre �. toute heure pr�t � se rendre � l'appel de l'avion en panne, sauver les camarades des Maures, r�cup�rer les appareils enlis�s dans les mers de sable.
De sa d�cision, de sa promptitude � agir pouvaient d�pendre, � chaque instant, des vies humaines et le sort du courrier.
Au re�u du t�l�gramme qui le nommait � Juby, Saint-Ex plia son mince bagage et prit le premier avion qui descendait sur l'Afrique.
Il fut re�u par Toto, " gros gar�on au regard humide, au nez enlumin�, dont les traits mobiles exprimaient, avec une �trange versalit�, tant�t une joie pu�rile, tant�t une sombre tristesse ".
Toto avait �t� pilote, mais, ivrogne inv�t�r�, on avait d� le remercier. Navr� de la d�cision, il n'avait pu se s�parer de la Ligne; il la servait � pr�sent en qualit� de m�canicien. Suivi de Lola, une guenon qui, para�t-il, appartenait � Mermoz, Toto fit � l'arrivant les honneurs du campement.
" Attention, lui disait-il. N'oubliez pas de d�brancher le fil �lectrique avant d'ouvrir la porte... Le courant passe dans la poign�e. C'est notre seule protection, puisque nous sommes hors des murs. "
Or, Saint-Ex, quand il d�pouille cette timidit� farouche qui, � vrai dire, ne l'opprime gu�re qu'en pays dit " civilis� ", Saint-Ex peut �tre, quand il le veut, le plus brillant des causeurs.
Parce que tout l'int�resse, quel que. soit le sujet abord�, il sait y int�resser. " Il pouvait parler de tout, a �crit L�on-Paul Fargue, de Karl Max et de Balzac, de la m�nagerie fantastique du moyen �ge, comme du vieux fusil Chassepot. "
La g�ographie, la marine, il les conna�t comme pas un ; il explique merveilleusement la lutte du blindage et du canon, oppose Descartes � Pascal, entretient son auditeur de musique, ou de m�canique, ou de danse...
Avec cela rieur, joueur, s'amusant comme un enfant des tours de cartes qu'il invente - il a toujours un jeu en poche - se passionnant au poker, comme au bridge, comme aux �checs.
Son arriv�e � Juby " donna un visage humain � cette terre d�sol�e ". Il sut, en quelques semaines, apaiser les susceptibilit�s espagnoles et les ressentiments des n�tres.
" Les aviateurs de l'Escuadrilla Sahariana fr�quent�rent la baraque de planches et abandonn�rent sur son seuil leur ennui et leur nostalgie. "
" Ceux qui ont connu l'intimit� de ces r�unions, a �crit Jean-G�rard Fleury - frugals repas partag�s avec les invit�s espagnols - savent quelle magie pouvait surgir de ces causeries, � quels jeux �blouissants se livrait son intelligence agile, prompte � devancer les r�flexions, ligotant ses auditeurs dans un raisonnement invincible, les lib�rant d'une objection et les illuminant brusquement d'une �clatante logique. Toto en oubliait de boire. "
Mais s'il parvint en peu de temps � triompher du quant-�-soi espagnol, Saint-Ex sut aussi d�chiffrer l'�me complexe des Maures.
Nos �quipages, jusqu'alors, n'avaient vu chez ces barbares qu'un� tourbe indiff�rente de " bicots ", de " salopards ". Chacun d'eux n'avait-il pas b�n�fici�; au cours de quelque vol, d'une gr�le de balles dans ses plans? Lui, Saint-Exup�ry, distingua les chefs rac�s, sensibles au point d'honneur, les mendiants peureux, les tribus conqu�rantes, les clans d�shonor�s...
Il fut ferme avec les uns, marqua aux autres sa con-sid�ration, s'assimila leurs coutumes... Il apprit assez bien leur langue pour d�jouer leurs ruses verbales.
Et bient�t " le bruit courut qu'un sage, une sorte de marabout r�sidait � Juby, et que ses sentences rappelaient celles des proph�tes. De vieux chefs, accompagn�s de leurs guerriers, vinrent lui offrir des pr�sents et le consulter sur le mariage de leurs enfants sur leurs querelles, leurs maladies. "
Lors d'un voyage que bien des ann�es apr�s, en 1935, Jean-G�rard Fleury fit avec l'aviateur, l'�crivain rapporte qu'� l'arriv�e � Juby, de grands Maures, voil�s et drap�s de bleu, accoururent vers l'avion, se saisirent de la main de Saint-Ex et la port�rent � leurs l�vres. D'un geste prompt, le pilote �carta l'hommage, mais celui-ci, � tant d'ann�es de distance, t�moignait de l'ascendant exerc� jadis par Saint-Ex !
- Il dit qu'il tirera sur toi s'il te rencontre loin du Fort.
- Pourquoi ?
- Il dit : Tu as des avions et la T.S.F., tu as Bonnafous. Bonnafous est cet officier m�hariste qui, �. la t�te de deux cents hommes, a p�n�tr� en dissidence - il dit : tu as Bonnafous, mais tu n'as pas la v�rit�.
" Mouyane, immobile dans ses voiles bleus, aux plis de statue, me juge :
- Il dit : Tu manges de la salade comme les ch�vres et du porc comme les porcs. Tes femmes sans pudeur montrent leur visage, il en a vu. Il dit : tu ne pries jamais.
" Il dit : � quoi te servent tes avions, ta T.S.F., ton Bonnafous, si tu n'as pas la v�rit�?
" Et j'admire ce Maure qui ne d�fend pas sa libert�, car dans le d�sert on est toujours libre, qui ne d�fend pas des tr�sors visibles, car le d�sert est nu, mais qui d�fend un royaume secret. "
" Ces chefs influents, �crit-il, nous les chargions parfois � bord, d'accord avec la direction de- la Ligne, afin de leur montrer le monde.
Il s'agissait d'�teindre leur orgueil, car c'�tait par " m�pris, plus encore que par haine, qu'ils assassinaient les prisonniers...
Et cet orgueil, ils le tiraient de l'illusion de leur puissance. Combien d'entre eux m'ont r�p�t�, ayant dress� sur pied de guerre une arm�e de trois cents fusils : " Vous avez de la chance en France, d'�tre � plus de cent jours de marche. "
Et alors, ces exp�ditions, au cours desquelles il leur �tait donn� de comparer les richesses des terres visit�es, non pas m�me l'or ou les palais, mais ces tr�sors qui sont n�tres en terre de France et que nous voile l'accoutumance ; nos for�ts, nos bl�s, l'eau surtout ; ces eaux limpides scintillantes qui ruissellent du flanc des montagnes, quand, dis-je, il leur �tait donn� de comparer cette profusion avec' l'avarice du d�sert, " ils revenaient d�concert�s, doutant de leurs dieux, de leur sagesse "...
Toutefois, cette pu�rile ignorance n'emp�chait pas l'aviateur de reconna�tre la noblesse qui transfigure m�me l'ignorance ; la noblesse du guerrier qui se refuse � pactiser ; la noblesse d'une foi.
" � Juby aujourd'hui, Kemal et son fr�re Mouyane m'ont invit� et je bois le th� sous leur tente.
" Kemal seul me parle et fait les honneurs...
Mouyane m�dite, immobile comme un bas-relief de granit bleu.., et il se penche vers son fr�re, parle tout bas et me regarde.
- Que dit-il ?
VI
LE " GO�T DU D�SERT "
� Juby, il y avait le d�sert, le royaume st�rile � conna�tre, son message � d�chiffrer, ce go�t d�j� pressenti lors de son premier voyage et dont une longue pr�sence allait d�velopper la saveur.
Les occasions de voler ne manquaient pas au pilote : tout d'abord, nous l'avons dit, l'obligation d'entretenir les appareils en bon �tat. " Dans ce coin du Sahara o� il ne pleut que rarement, les nappes de brume s'attardent matin et soir ; leur humidit� impr�gne les tissus, gonfle les toiles, attaque le m�tal. La nuit, un ruissellement continu, d� � la condensation des vapeurs, tinte sur les t�les des toitures. "
Et pour faire tourner les moteurs, Saint-Exup�ry, " seul le plus souvent, parfois accompagn� d'un Maure ", s'enfon�ait dans les lointains sablonneux... Il allait vers les plateaux vierges faits de poussi�re de coquillages, au-dessus de l'�ventail des dunes, son cap accord� aux �toiles, attentif � tous les signes de la terre, du ciel et du vent. Parfois, il s'�loignait vers l'Est, jusqu'� ce qu'il aper��t ces gourbis de pis� rouge�tre qui, align�s au bord d'un puits, marquent la place des villes saintes : Dora, Smarra, le Saguet-El-Hamire, myst�rieux rendez-vous, " inconnus des g�ographes, v�n�r�s du monde musulman. "
" - Il va se perdre, grommelait le Colonel de la Pe�a. Comment peut-il s'�loigner ainsi des pistes et des rep�res ?
" Mais l'�tonnant navigateur r�apparaissait � l'heure qu'il avait, par avance, fix�e.
Il eut souvent � voler au secours des camarades tomb�s aux mains des dissidents ou en panne dans la plaine fauve. Il ne se passait pas de mois o� il ne se vit contraint de survoler les tribus ennemies et de se poser " n'importe o� ", avec une merveilleuse adresse.
� maintes reprises, le colonel de, la Perla fit appel � son audace, � son extr�me obligeance.
Il s'agissait parfois de porter en dissidence des �missaires arabes, charg�s de discuter de la vie et du rachat d'un prisonnier. Le pilote entreprenait plusieurs voyages et d�posait les guerriers voil�s sur les territoires choisis avec le discernement que l'�tat de guerre imposait.
Certain jour, deux officiers de l'escadrille de Juby durent, leur moteur atteint d'une balle, atterrir � la hauteur du cap Bojador. C'�tait pr�s de ces lieux sinistres que Gourp et son passager avaient �t� massacr�s.
Le temps pressait ; le Gouverneur du Fort avait �t� avis� qu'un grand rezzou se formait... Un seul sergent pilote �tait � sa disposition. Ainsi que toujours, il eut recours au chef du poste fran�ais.
Les deux avions d�coll�rent. Saint-Ex eut le bonheur de retrouver les disparus et de les sauver tout ensemble de la soif et des dissidents.
Le sergent qui' l'avait accompagn� ne put toutefois, lors du d�part, remettre son moteur en marche. Le jour tombait.
Saint-Ex ramena � Juby les deux rescap�s du d�sert, puis, se d�robant aux f�licitations, appela Marchai, un des m�caniciens de Juby, et repartit vers le Sud.
" Le sergent les accueillit avec une joie sans bornes.
" Il connaissait les renseignements donn�s avant leur d�part et la proximit� du rezzou avait �t� pour lui une angoissante menace. Le d�pannage fut rapide et, au cr�puscule, les deux appareils se pos�rent sur le terrain. "
De telles actions �taient bien faites pour d�tendre les rapports entre Fran�ais et Espagnols et permettre une entente fructueuse. � pr�sent, de part et d'autre, des informations s'�changeaient concernant les mouvements des tribus maures.
Les indications re�ues �taient parfois inattendues. Certain jour, des messagers R'Guibat vinrent r�clamer une ran�on de soixante mille pesetas. � les entendre, il s'agissait de lib�rer... l'empereur d'Allemagne fait prisonnier par la tribu.
Apr�s de longues conversations, auxquelles Saint-Exup�ry, qui savait un peu d'allemand, fut amen� � prendre part, on comprit que le prisonnier n'�tait qu'un modeste sergent, d�serteur de la L�gion.
Les Maures avaient trouv� sur lui une photographie le repr�sentant � l'�poque o� il servait " dans la garde imp�riale, v�tu d'un uniforme brod� et coiff� d'un casque surmont� d'un plumet g�ant. " Un personnage ainsi costum� ne pouvait �tre qu'un empereur. "
Mais quand les R'Guibat apprirent l'identit� de leur captif, ils le maltrait�rent, le revendirent, s'effor�ant de faire d'autres dupes, bref, Iorsque l'homme f�t rachet�, au prix de six cents pesetas, le malheureux n'avait plus rien de commun avec le fier sergent d'antan.
Au cours des vols professionnels, des d�pannages, des sauvetages, Saint-Exup�ry s'enrichissait du d�sert.
Lors de la captivit� de Reine et de Serre, il eut � d�poser un �missaire en dissidence. Accompagn� de son messager, il atterrit sur un plateau, lequel, apr�s examen, apparut inaccessible : nul ne l'avait jamais gravi, nul n'aurait pu le quitter. La falaise qui l'entourait croulait � la verticale dans toutes les directions... Il allait falloir d�coller, chercher un autre refuge.
Saint-Exup�ry, ce jour-l�, ne r�sista pas au plaisir de s'attarder sur cette terre inviol�e. Il �prouvait une joie � troubler, le premier, ce silence, � �tre l�, comme une semence apport�e par les vents, le t�moignage de la vie et, tout � coup, sur la banquise immacul�e, il d�couvrit un caillou, " un caillou dur, noir, de la taille du poing, lourd comme du m�tal et coul� en forme de larme. "
" Une nappe tendue sous un pommier ne peut recevoir que des pommes, une nappe tendue sous les �toiles, ne peut recevoir que des poussi�res d'astres ; jamais aucun a�rolithe n'avait montr�, avec' une telle �vidence, son origine. "
Il fut ravi de ces fruits qui, depuis des mill�naires, reposaient sur la terre vierge... Il fit de nouvelles trouvailles. Toutes les pierres recueillies avaient cet aspect de lave p�trie, cette duret� de diamant noir.
" Mais le plus merveilleux, �crit-il, �tait qu'il y e�t l�, debout, sur le dos rond de la plan�te, entre ce linge aimant� et les �toiles, une conscience d'homme dans laquelle cette pluie p�t se r�fl�chir comme dans un miroir. "
�chou� dans le Sahara, il m�dite sur l'homme et lui-m�me ; " �loign� des p�les de ma vie par trop de silence, je savais que j'userais, � les rejoindre, des jours, des semaines, des mois, si nul avion ne me retrouvait, si les Maures, demain, ne me massacraient pas. Ici, je n'�tais plus rien qu'un mortel �gar� entre du sable et des �toiles, conscient. de la seule douceur de respirer...
" Et cependant, je me d�couvris plein de songes. Ils me vinrent sans bruit, comme des eaux de source, et je ne compris pas, tout d'abord, la douceur qui m'envahissait. Il n'y eut point de voix, ni d'images, mais le sentiment d'une pr�sence, d'une amiti� tr�s proche et d�j� � demi devin�e. Puis je compris et m'abandonnai aux enchantements de ma m�moire. "
Le parc de son enfance, la vieille maison aim�e, le chant des grenouilles dans les mares qui viennent le rejoindre au d�sert... effacent le sable, les �toiles.
" Je ne recevais plus du d�cor qu'un message froid. Et ce go�t m�me d'�ternit� que j'avais cru tenir de lui, j'en d�couvrais maintenant l'origine. Je revoyais les grandes armoires solennelles de la maison. Elles s'entr'ouvraient sur des piles de draps blancs comme la neige. Elles s'entr'ouvraient sur des provisions glac�es de neige. La vieille gouvernante trottait comme un rat de l'une � l'autre, toujours v�rifiant, d�pliant, repliant, recomptant le linge blanchi, s'�criant : " Ah ! mon Dieu, quel malheur ", � chaque signe d'une usure qui mena�ait l'�ternit� de la maison, aussit�t courant se br�ler les yeux sous quelque lampe, � r�parer la trame de ces nappes d'autel, � ravauder ces voiles de trois-m�ts, � servir je ne sais quoi de plus grand qu'elle, un Dieu ou un navire. "
Les lieux st�riles, les espaces de sables et de rocs, les �toiles muettes, le vain mouvement de la mer, tout ce qui fait la plan�te vide et menac�e, tout ce qui semble sans utilit� et sans fin, rend, plus �clatant, par contraste, le miracle de la pr�sence et de la conscience de l'homme.
Les nuits de Juby, coup�es de quart d'heure en quart d'heure par l'appel de la sentinelle, les sables que transfigure la menace du rezzou, rendent � l'homme le sens du path�tique qui est fragilit�, d�mesure... " nous pourrions nous croire en s�curit�. Et cependant ! maladie, accident, rezzou, combien de menaces cheminent !
" L'homme est cible sur terre pour des tireurs secrets. La sentinelle s�n�galaise, comme un proph�te, nous le rappelle. " " J'ai perdu le sentiment de l'�tendue, �crit-il dans " Pilote de guerre ". Mais j'en ai comme soif. Et il me semble toucher ici une commune mesure de toutes les aspirations de tous les hommes... "
" Mais je comprends aussi que rien de ce qui concerne l'homme ne se compte, ni ne se mesure. L'�tendue v�ritable n'est point pour l'�il, elle n'est accord�e qu'� l'esprit. " Et les silences des vastes espaces sablonneux : silence de paix et de repos ; faux silences que troublent deux libellules, un papillon, annonciateurs des vents de sable ; silence des complots, du myst�re ; silence aigu de l'attente ou silence m�lancolique du souvenir, les mille silences du d�sert et aussi ,ses mille absences : �tres chers, jardins, jeunes filles, arbres et fruits. terres et bl�, les biens qui glissent entre les doigts comme le sable fin des dunes, et encore les menaces lointaines et la caravane maure en marche, donnent un sens au Sahara et b�tissent son �tendue.
" Tout se polarise. Chaque �toile fixe une direction v�ritable. Elles sont toutes �toiles de Mages... " " Ainsi vous sentez-vous tendu et vivifi� par le champ des forces qui tirent sur vous ou vous repoussent, vous sollicitent ou vous r�sistent...
" Et comme le d�sert n'offre aucune richesse tangible, comme il n'est rien � voir ni � entendre dans le d�sert, on est bien contraint de reconna�tre, puisque la vie int�rieure, loin de s'y endormir, s'y fortifie, que l'homme est anim� d'abord par des sollicitations invisibles. L'homme est gouvern� par l'Esprit. Je vaux, dans le d�sert, ce que valent mes divinit�s. "
" Mais il n'est ,plus de dissidence.. Cap Juby, Cisneros, Puerto-Cansado, La Saguet-El-Hamra, Dora, Smarra, il n'est plus de myst�re. Les horizons vers lesquels nous avons couru se sont �teints l'un apr�s l'autre, comme ces insectes qui perdent leurs couleurs une fois pris au pi�ge des mains ti�des. Mais celui qui les poursuivait n'�tait pars le jouet d'une illusion. Nous ne nous trompions pas, quand nous courions ces d�couvertes.
" Nous nous sommes nourris de la magie des sables ; d'autres peut-�tre y creuseront leurs puits de p�trole, et s'enrichiront de leurs marchandises. Mais ils seront venus trop tard. Car les palmeraies interdites ou la poudre vierge des coquillages nous ont livr� leur part la plus pr�cieuse : elles n'offraient qu'une heure de ferveur, et c'est nous qui l'avons v�cue. "
VII
�QUIP�ES AU D�SERT
Le jour o� Saint-Exup�ry avait d�, sur la demande du colonel de la Pe�a, d�poser en dissidence des �missaires voil�s, charg�s de n�gocier le rachat d'un officier espagnol, le Gouverneur du Rio de Oro, apr�s le retour du captif, s'�tait trouv� en pr�sence d'un second probl�me � r�soudre : l'avion � r�cup�rer.
L'op�ration ne lui paraissait pas facile, puisque, pour la mener � bien, le Colonel manda une troupe de trois cents hommes en armes et requit le Gouverneur des Canaries d'envoyer un bateau de guerre proche de la rive o� l'avion �tait �chou�.
Ce fut donc sous la protection des canons et des fusils que les m�canos du colonel d�mont�rent le moteur et le hiss�rent � bord.
Or, � quelque temps de l�, Saint-Exup�ry, lui aussi, dut aller chercher un avion, en panne dans la m�me r�gion.
Ce fut une belle aventure, une de celles que l'on a longtemps cont�es dans les veill�es de la Casa de Mar. Il �tait interdit, en principe, de d�panner les appareils tomb�s en dissidence ; les risques que l'on acceptait pour l'�quipage ou le courrier, la direction de la Ligne refusait de les laisser courir pour sauver le mat�riel.
Certain jour, Dumesnil et Riguelle avaient �t� contraints d'abandonner leur appareil, en panne � trente-cinq kilom�tres du fort ; la faute en �tait au moteur : un vieux moteur dont on ne pouvait plus rien attendre, tandis que l'avion qui le portait �tait quasi flambant neuf.
Saint-Ex connaissait les consignes, mais la tentation �tait forte. Il soupirait et r�vait de cet appareil �chou� � si faible distance. Il en r�vait d'autant plus qu'il avait, en magasin, un moteur en bon �tat.
Porter l�-bas un moteur, constituait d�j� un probl�me, � premi�re vue, insoluble.
Le lendemain de la panne pourtant, on le vit, d�s l'aube, qui remuait des caisses et des poutres. Son mat�riel r�uni, il appela Toto et Marchai :
- Nous allons construire un tra�neau dont la partie sup�rieure formera un berceau pour le moteur.
- Tr�s original, dit Toto ; mais qui tirera le tra�neau ?
- On y attellera des chameaux.
L'id�e �tait neuve, difficile � mener � bien et pourtant, construire un tra�neau susceptible de porter la charge d'un moteur d'avion, organiser un attelage et trouver les animaux capables de tirer le tra�neau, ce n'�tait pas le plus malais�.
Il fallait encore recruter une escorte de guerriers, ainsi que la main-d'�uvre n�cessaire pour d�monter le vieux moteur, hisser le moteur de rechange et le fixer sur la carlingue.
Tandis que se construit le tra�neau, Saint-Exup�ry s'achemine vers les tentes des chefs qui campent dans les parages... Son �ternelle robe de chambre vous a des airs de gandourah, sa barbe qu'il a laiss� pousser, son visage br�l� de soleil, l'apparentent aux Maures qu'il visite.
Sous la tente, il parle longuement du beau temps, du vent de sable, il d�guste avec lenteur les trois tasses de th� rituelles, puis, toutes pr�cautions �tant prises, en vient au but de sa d�marche :
- Les chefs consentiraient-ils � recruter la petite troupe ?
Protestations de respect et d'amiti� r�pondent � cette ouverture, mais les chefs se r�cusent...
Apr�s trois jours de palabres, l'affaire n'avait pas avanc�.
Un ancien interpr�te s'offre enfin � organiser l'exp�dition. Il recrute huit guerriers de noble origine, neuf man�uvres, il se procure des chameaux, loue deux chevaux aux Espagnols et se d�clare pr�t � partir.
Saint-Exup�ry, de son c�t�, obtient qu'un jeune chef, Zin Ould Rhattari, accompagne le convoi.
Apr�s de nombreuses exp�riences, l'attelage de chameaux avait �t� mis au point, si bien qu'un matin, sous les yeux stup�faits des Maures, la caravane s'�branla, Saint-Ex et Marchal en t�te.
Menac� en cours de route par une tribu ennemie, les A�t Oussa, le convoi, d�s le premier jour de marche, vit venir � lui un m�hari de course que montait un guerrier bleu.
Ce guerrier, un Izarguine, comme ceux qui accompagnaient Saint-Ex, portait un papier � l'en-t�te du Gouverneur du Rio de Oro.
Un rezzou �tant signal� dans les parages o� se rendait le pilote, le Colonel de la Pefia lui enjoignait de revenir.
La caravane, renseign�e par l'�missaire, fit demi-tour sans plus attendre et les deux roumis aussit�t se retrouv�rent � l'arri�re-garde.
Mais Saint-Exup�ry ne l'entendait pas ainsi :
" Qui commande ici ? " s'�cria-t-il, rouge de col�re. Et comme les Maures continuaient leur route sans r�pondre, il poussa sa monture et s'approcha de leur chef :
- Mes f�licitations, dit-il. Tes hommes et toi n'attendent pas le danger pour reculer... Il suffit qu'on vous l'annonce... Des femmes nous eussent mieux d�fendus.
� la fin, le chef se f�cha :
- Tu l'auras voulu, dit-il ; je fais serment que ni moi, ni les hommes ne te ram�nerons � Juby. Nous te conduirons jusqu'� ton avion. comme nous avions convenu. Si tu peux le r�parer, tant mieux... Sinon...
" Sur son ordre, la caravane reprit la route du Sud, mais les visages �taient tendus, les bouches muettes ; les hommes inquiets scrutaient les replis de dunes... "
Apr�s deux jours de route, ils arriv�rent � l'avion. Le lendemain, d�s l'aube, chacun est sur pied. Saint-Ex apostrophe sa troupe : " Il faut, dit-il, que le travail soit termin� dans la journ�e. "
- Va tout seul jusqu'� ton avion, ripostent les guerriers. Nous t'avons amen� : notre travail est termin�.
Et les man�uvres, � leur tour, lui envoient un d�l�gu� :
- Nous ne pouvons pas travailler sans protection.
- C'est dommage, leur dit Saint-Ex, que vous ayez fait inutilement toute cette route, car, bien entendu, si vous ne faites pas votre travail, vous ne serez pas pay�s. "
L'argument eut un effet imm�diat. Les hommes de peine se turent et suivirent les roumis et, peu apr�s, les guerriers, humili�s de se tenir � l'abri, en pr�sence des travailleurs, se port�rent peu � peu � proximit�, et reprirent leur allure martiale.
Cependant, Saint-Ex et Marchai, en pr�sence du sol rocailleux, creus� de failles coupantes, d�cident de construire une route. Tandis qu'une partie des man�uvres s'emploie � rempierrer le terrain et que les autres d�montent le moteur, un appareil, aux couleurs espagnoles, surgit et lance un message.
Marchai ramasse le papier et le passe � son compagnon. Les Maures font cercle autour d'eux.
Avec un large sourire, Saint-Exup�ry tend la feuille :
- Voyez, dit-il, vous aviez tort de vouloir tout l�cher. Le Gouverneur nous f�licite et nous souhaite bonne chance.
Et d'une voix joyeuse, il reprend :
- Allons, maintenant au travail !
Les Maures ne savaient pas lire, mais Marchai qui, lui, savait lire, lorsqu'il eut en mains le papier, y lut un tout autre message :
" Monsieur de Saint-Exup�ry, un rezzou est � proximit�. Je vous r�it�re l'ordre de rentrer.
Colonel de la Pe�a. "
Le travail battait son plein, lorsqu'une salve �clata, suivie du miaulement des balles. Les man�uvres s'aplatirent.
Saint-Exup�ry bondit vers les travailleurs prostr�s : " Son grand corps, �crit Jean-G�rard Fleury, offrait une cible unique dans le d�cor d�nud�, et le pilote eut un raisonnement d�sarmant :
- Eh bien ! cria-t-il aux man�uvres. De quoi vous m�lez-vous ? Je vous ai engag�s comme travailleurs et non comme guerriers. Continuez votre besogne et laissez aux combattants le soin de s'occuper de l'ennemi et de le repousser.
Subjugu�s par cette logique, les hommes se remirent au travail.
Vingt-quatre boulons devaient fixer le moteur, quatre seulement �taient pos�s, quand, devant la situation, � chaque seconde plus critique, Saint-Exup�ry d�colla.
Et dans la joie de la r�ussite, parvenu au-dessus de Juby, il piqua, amor�a un renversement, se r�tablit. J. allait recommencer, lorsque son visage n�l�t.: il venait de se rappeler que son moteur ne tenait que par quatre boulons.
Il se h�ta d'atterrir...
La navigation a�rienne se heurtait dans le d�sert et devait longtemps se heurter � des obstacles majeurs : d�ficience des appareils, brume, vents de sable... L'�clairage m�me des escales n'�tait pas r�alis�, " et sur les terrains d'arriv�e, par nuit noire, on alignait en face de Mermoz la maigre illumination de trois feux d'essence ".
Aujourd'hui, les choses sont autres : la radio et le radar guident l'avion au sol ; au sein m�me du brouillard, le tube � rayons cathodiques permet de voir les obstacles ; de puissants feux �lectriques balisent les a�rodromes : aujourd'hui, la Ligne convoie l'avion. Il y a dix-huit ans, c'�tait l'avion qui, � chaque fois, ouvrait la Ligne.
Aussi, quand le pilote tardait, l'�moi s'emparait des postes ; ils s'appelaient, se r�unissaient, veillaient comme au chevet d'un malade... et le moment arrivait o� il �tait vain d'attendre, ce moment qui d�pendait de la contenance du r�servoir.
Au cours d'un vol, Saint-Ex, tromp� par les rel�ves, constata, dans une d�chirure de brume, qu'il survolait l'Oc�an.
Depuis combien de temps est-il d�vi� de sa route ?... Aura-t-il assez d'essence pour atteindre la prochaine escale ? Les questions se pressent, angoissantes. Il met le cap sur l'Est et soudain un point brillant se d�couvre : le feu scintille et s'�teint, d'autres lumi�res se l�vent... � chaque fois, lui et N�ri croient voir luire les feux d'un phare et N�ri ordonne aux escales : " Feu en vue, �teignez, rallumez trois fois. "
L'escale sans doute ob�issait, mais " l'incorruptible �toile " que surveillaient les �gar�s, se refusait � cligner.
Malgr� l'essence qui s'�puisait, a �crit Saint-Exup�ry, nous mordions aux hame�ons d'or : c'�tait chaque fois la vraie lumi�re d'un phare, chaque fois l'escale et la vie, puis il nous fallait changer d'�toile. "
Ils furent sauv�s ce jour-l� par une circonstance fortuite.
Cisneros les ayant enfin relev�s, ils connurent la distance qui les s�parait de l'escale, comprirent qu'ils ne pourraient l'atteindre.
Une heure d'essence leur restait. Force leur �tait de mettre le cap sur la c�te dissidente et d'atterrir n'importe o�, dans la nuit et dans la brume.
" Les escales cependant une � une se r�veillaient. � notre dialogue se m�laient les voix d'Agadir, de Casablanca, de Dakar... Conseils st�riles, mais tellement tendres.
Et brusquement, Toulouse surgit, Toulouse, t�te de ligne, perdue l�-bas � quatre mille kilom�tres. Toulouse s'installa d'embl�e parmi nous et, sans pr�ambule : " Appareil que vous pilotez n'est-il pas le F...? - Oui. - Alors, disposez encore de deux heures d'essence. R�servoir de cet appareil n'est pas un r�servoir standard, Cap sur Cisneros. " Avant cette opportune indication, N�ri avait capt� de Casa un avis d'une autre teneur :
" Monsieur de Saint-Exup�ry, je me vois oblig� de demander une sanction pour vous ; vous avez vir� trop pr�s des hangars, au d�part. "
Le message manquait d'�-propos. Les deux aviateurs, �gar�s dans l'espace interplan�taire, ne pouvaient que s'en gausser. C'est bien ce qu'ils firent d'ailleurs.
Il n'avait donc pas vu � nos manches, ce caporal, que nous �tions pass�s capitaines ? Il nous d�rangeait dans notre songe, quand nous faisions gravement les cent pas de la Grande Ourse au Sagittaire... Le devoir imm�diat, le seul devoir de la plan�te, o� cet homme se manifestait, �tait de nous fournir des chiffres exacts pour nos calculs parmi les astres. Et ils �taient faux. Pour le reste, provisoirement. la plan�te n'avait qu'� se taire. " Administrateurs, inspecteurs, bureaucrates de tout poil n'�taient gu�re appr�ci�s des pilotes. Ceux-ci le sentaient et certains, maladroitement, r�agissaient par la morgue et la suffisance.
En juin 1928 Saint-Exup�ry vit atterrir, en pleine nuit, sans aucun avertissement pr�alable, Reine et Serre, accompagn�s d'un inspecteur.
Et comme Saint-Ex s'exclamait, l'inspecteur r�pliqua :
- Il faisait un beau clair de lune � Agadir. J'ai d�cid� de partir et de faire une exp�rience de vol de nuit.
- Mais vous ne pouviez savoir le temps que vous alliez trouver ici ! Vous avez une fameuse chance !
- D'ailleurs, reprit le bureaucrate, ces Messieurs vont continuer. Moi, je reste ici. Je suis en voyage d'inspection.
Saint-Exup�ry protesta :
- Cisneros n'est pas � l'�coute. Comment pr�venir cette escale ? On y croit le courrier � Agadir.
D�daignant de r�pondre, l'inspecteur haussa les �paules...
�douard Serre, le nouveau chef du service radio, descendait pour la premi�re fois dans le Sud. " Coiff� d'un chapeau gris, le visage creus� et �clair� par une profonde vie int�rieure, Serre �tait, a �crit Jean-G�rard Fleury, �minemment sympathique. "
Aussit�t l'avion ravitaill� en essence, Reine d�colle, emmenant son passager.
Mais le lendemain, � 10 heures, on �tait encore sans nouvelles, et l'appareil de Reine ne pouvait pas tenir l'air au del� de sept heures de vol.
- Je pars, d�cida Saint-Exup�ry.
" Des nappes cotonneuses attard�es rendaient la navigation difficile. Le pilote les survola, les contourna ; il s'approcha du sol � la faveur des trou�es. Patiemment, il fouilla des yeux les anfractuosit�s de la c�te. "
� la limite de son essence, il regagna fort Juby.
Il retrouva l'inspecteur, install� dans son bureau et entour� de tous les gueux qui venaient journellement mendier.
- Vous voyez, je n�gocie, r�pondit-il au regard surpris de Saint-Ex.
Le malheureux avait pris ces mendigots pour des ca�ds et il leur proposait des sacs de douros pour armer dos caravanes...
La venue du Chef de l'a�roplace eut vite fait de les disperser...
Saint-Ex, alors, rassembla les interpr�tes de race noble ; il envoya des �missaires � travers le Sahara et, malgr� la persistance des brumes qui rendaient les vols p�rilleux, pendant quatre jours, lui et trois de ses camarades multipli�rent les recherches et pos�rent des messagers � proximit� des campements...
Peine perdue ! Reine et Serre, prisonniers des R'Gnibat, �taient r�duits en esclavage; charg�s comme des b�tes de somme, les pieds en sang, tra�n�s sous un soleil de feu � la suite de leurs ma�tres. Ils ne devaient regagner Juby qu'apr�s un long temps de mis�re.
Et Saint-Ex qui ne portait pas les bureaucrates dans son c�ur. prenait, � l'occasion, sa revanche. Il aimait � mystifier et " le petit jeu du cap Juby " est de ceux qu'il n'oubliera pas; ce petit jeu qui consistait � promener l'inspecteur guind�, hautain parfois, bien au del� des limites de la s�curit�.
" La distance �tait suffisante pour qu'il n'os�t jamais revenir seul. J'entra�nais donc, sur mes talons, une heure durant, d'un pas, all�gre, sous les pr�textes les plus futiles, l'esclave attach� � mes pas. Et comme c'�tait �videmment de la fatigue qu'il se plaignait, je lui conseillais doucement de s'asseoir l� et de m'attendre. Il feignait d'h�siter, mesurant de l'�il le sable sournois, puis d'un air gaillard : " Apr�s tout, j'aime autant marcher... " Alors, j'�tais bien aise et lui racontais, filant � grands pas. le dos au refuge, les m�urs cruelles des tribus maures. "
Heures de Juby... D�sert o� la br�lure des jours et le refroidissement des nuits " balancent si simplement les hommes d'une esp�rance � l'autre ", o� solitude et d�nuement �veillent � la pl�nitude et composent le climat d'une incomparable amiti�... Saint-Exup�ry devait vivre ces heures-l� deux ans. " Ces ann�es-l�, �crira-t-il, on les pleure comme les plus belles qu'on ait v�cues... "
Il avait le d�sert et le vol, la charge sacr�e du courrier, les Maures � s�duire, les camarades � recevoir ; il avait l�s jeux, le travail, car il travaillait � Juby, accumulant, au-dessus des bidons vides, des feuilles manuscrites, couvertes aussi de dessins, de calculs et de projets... Jouait-il du violon � Juby ? Est-ce le chant de l'instrument ou la lumi�re qui attiraient � sa fen�tre les gazelles qu'il apprivoisait ?
" Quand Mermoz �tait de passage, �crit Jean-G�rard Fleury, Lola, sa guenon, surgissait brusquement, d�chirait quelques pages couvertes d'une belle �criture ind�chiffrable. Saint-Exup�ry la poursuivait, butait contre son camarade qui riait aux �clats. Il empoignait Mermoz, le faisait asseoir sur la couverture r�p�e de son lit de camp. Il rassemblait ses carnets et, � la lueur d'une lampe qui filait, lui lisait des r�cits d'une po�sie bouleversante. "
VIII
COURRIER SUD
Ces pages que le pilote lisait au camarade de passage; c'�taient celles de Courrier Sud.
Dans ce livre - le seul o� la fiction joue un r�le, � part, bien entendu, le Petit Prince, - l'union de l'auteur et du h�ros, Jacques Bernis, appara�t �trangement �troite ; leur dialogue a la r�sonance d'un �cho...
L'avion France-Am�rique du Sud quitte Toulouse. Sac par sac, le courrier s'enfonce dans le ventre de l'appareil... Le pilote s'installe... Il se hisse, harnach� et lourd, jusqu'au poste de pilotage. Un m�canicien l'accompagne ; trois passagers, qu'il prend en consigne sans les voir, sont blottis entre les sacs.
Les roues puissantes �crasent les cales, le vent de l'h�lice courbe l'herbe, le pilote tire � lui la manette des gaz ; l'avion fonce, il monte... Dans cinq heures, Alicante ; ce soir, l'Afrique. Bernis r�ve. Il est en paix : " J'ai mis de l'ordre. " Deux mois plus t�t, Bernis montait vers Paris. Il voulait revoir Genevi�ve ; Genevi�ve ? qu'est-elle ? Symbole ? R�alit� ? Elle est, en tout cas, " la jeune fille "..., princesse ou f�e, r�ve �ternel de la jeunesse de l'homme ; la jeune fille qui tient dans ses mains secr�tes les cl�s du tr�sor qui fait vivre. Genevi�ve ? Saint-Exup�ry et Bernis l'ont, l'un et l'autre, connue, " enfant fragile ", f�e d�j�, qui r�gnait sur sa vieille demeure, sur ses arbres, sur ses troupeaux...
Apr�s des ann�es d'absence, Bernis, de retour � Paris, aborde dans un monde �tranger. " Il se mouvait dans un corps engourdi, maladroit... Il entre, pesant, dans un dancing... Les yeux des femmes qu'il touche des siens se d�robent, semblent s'�teindre. Les jeunes gens s'�cartent, flexibles, pour qu'il passe. Ainsi la nuit les cigarettes des sentinelles, � mesure que l'officier de ronde avance, tombent des doigts." Bernis a �crit � son ami : " Dis-moi donc ce que je cherche et pourquoi, contre ma fen�tre, appuy� � la ville de mes amis, de mes d�sirs, de mes souvenirs, je d�sesp�re ?
" Pourquoi, pour la premi�re fois, je ne d�couvre pas de source et me sens si loin du tr�sor? Quelle est cette promesse obscure que l'on m'a faite et qu'un dieu obscur ne tient pas? "
Peu apr�s, c'est lui-m�me qui r�pond � la question path�tique : " J'ai retrouv� la source. T'en souviens-tu ? C'est Genevi�ve... " S'il s'en souvient !
Saint-Exup�ry n'a qu'� fermer les yeux pour revoir celle que, du fond de l'Afrique. Bernis et lui avaient fianc�e, celle qui, pour eux, vivait un conte enchant�.
" Car vous �tiez f�e. Je me souviens... Vous habitiez sous l'�paisseur des murs, une vieille maison.
" Vous �tiez si bien abrit�e par cette maison et, autour d'elle, par cette robe vivante de la terre. Vous aviez conclu tant de pactes avec les tilleuls, avec les ch�nes, avec les troupeaux que nous vous nommions leur princesse... "
" Et dans la salle � manger trop grande... n'offrant que ta seule chevelure � l'enclos dor� des abat-jour, couronn�e de lumi�re, tu r�gnais... "
" Genevi�ve, lis-nous des vers. "
" Tu lisais, et pour nous, c'�taient des enseignements sur le monde, sur la vie, qui nous venaient, non du po�te, niais de ta sagesse. Et les d�tresses des amants, et les pleurs des reines devenaient de grandes choses tranquilles. "
" On mourait d'amour avec tant de calme dans ta voix.
" Genevi�ve, sais-tu ce que nous ferons plus tard ?
" Nous voulions t'�blouir et nous t'appelions : faible femme. Nous serons, faible femme, des conqu�rants. "
" Nous t'expliquions la vie. Les conqu�rants qui reviennent charg�s de gloire et qui prennent pour ma�tresse celle qu'ils aimaient.
" Alors, nous serons tes amants: Esclave, lis-nous des vers. "
" Mais tu ne lisais plus. Tu repoussais le livre. Tu sentais soudain ta vie si certaine... Nous �tions des conqu�rants de fable mais toi, tu t'appuyais sur tes foug�res, tes abeilles, tes ch�vres, tes �toiles.., tu tirais ta confiance de toute cette vie qui montait...
" Et comme la lune �tait haute et qu'il �tait temps de dormir, tu fermais la fen�tre. " Jacques Bernis revoit donc Genevi�ve et celle-ci rend aux choses cette �me qui, soudain, les abandonnait.
Genevi�ve toutefois est mari�e. Comment est-elle mari�e? Qu'a-t-elle rencontr� sur sa route?
L'amour ou un simulacre ?
Elle est mari�e, mais, en regardant son mari " qui la d�sirera ce soir ", elle pense : pourquoi ne m'aime-t-on jamais tout enti�re ?
" On aime une part d'elle-m�me, mais l'autre, on la laisse dans l'ombre ; ce qu'elle croit, ce qu'elle sent, ce qu'elle porte en elle... on s'en moque : sa tendresse pour son enfant, ses soucis les plus raisonnables, toute cette part d'ombre : on la n�glige... "
Son enfant meurt et Herlin, le mari, se r�v�le arrogant et faible, odieux surtout : " Une baudruche pleine de vent ! "
La douleur, la d�ception, la solitude, le calme qu'il lui faut recouvrer, la jettent dans les bras de Jacques. - Jacques, emmenez-moi.
Bernis se croit combl�.
La nuit, en auto, tous deux partent... Et c'est un pauvre voyage, coup� d'incidents mesquins, de pannes... l'auto est triste et froide... la pluie tombe... Bernis n'est pas riche ; ils descendent dans les m�diocres h�tels qui s'ouvrent dans les petites villes.
Le contraste avec sa vie qui�te, son enfance s�re, le cadre immuable et par� qu'elle a connu jusqu'� pr�sent, laisse la jeune femme d�concert�e.
Son trouble, son effroi qui grandissent l'�clairent, non sur ses possibilit�s, mais sur ce qu'elle est aujourd'hui. " L'homme se d�couvre quand il se mesure avec l'obstacle. "
" Sans doute l'aimait-elle toujours.., mais il ne faut pas trop demander � une faible petite fille... "
" Ils n'�taient pas faits l'un pour l'autre. T�tue et douce. Si pr�s d'�tre dure, cruelle, injuste, mais sans le savoir. Si pr�s de d�fendre � tout prix quelque bien obscur. Tranquille et douce. "
Jacques Bernis ram�ne la jeune femme � Paris. " Malade ainsi, il ne s'agissait plus de poursuivre. On verrait plus tard. Une aussi courte absence ; Herlin, 'loin, tout s'arrangerait. "
" Elle n'�tait pas faite non plus pour Herlin. Jacques le savait. La vie qu'elle partait reprendre ne lui avait caus� que du mal. Pour quoi �tait-elle donc faite ? Elle semblait ne pas souffrir... "
Cette conqu�te... une d�faite !
Bernis est las... les minutes ne m�nent plus � rien... Il entre � Notre-Dame, mais, dans la pr�dication entendue, il ne per�oit que son propre �cho, l'�cho de son c�ur d�sempar�.
Et la femme, dans la bo�te de nuit, la femme " d�mantel�e, d�couronn�e, rejet�e parmi les �toiles froides " ne lui apporte qu'indigence et vacuit�.
La foule qui s'�coule devant lui n'est plus la mati�re vivante qui vous nourrit de larmes et de rires... la voici, pareille � un peuple mort...
Bernis revient � l'aviation ; c'est le m�tier qui va le rendre � lui-m�me, c'est la force, c'est l'exaltation de l'action qui vont l'arracher au n�ant.
Mais Jacques Bernis, une fois encore, voudra rencontrer Genevi�ve, et il va la retrouver sous le toit d'une maison de campagne, un toit o� la mort menace.
Les murs �taient clairs, le lit blanc. La fen�tre ouverte s'emplissait de jour...
Jacques s'avance sur le parquet cir�, plein de lumi�re.
" Qui est l� ? " dit-elle.
" Jacques... " Elle le fixait : " Jacques... " Elle le halait du fond de sa pens�e...
" Et voici que, peu � peu, il lui semble �tranger. Elle ne reconna�t pas cette ride, ce regard... Il n'est pas l'ami qu'elle porte en elle... " Jacques �tait venu sans qu'on s'aper�ut de sa pr�sence. " Il sortit, il se retourna avec le d�sir aigu d'�tre surpris, d'�tre appel� : son c�ur aurait fondu de tristesse et de joie. Mais rien. Rien ne le retenait. Il glissait sans r�sistance entre les arbres. Il sauta la haie ; la route �tait dure. C'�tait fini, il ne reviendrait plus jamais. "
" J'ai mis de l'ordre. " Il est en paix...
Le pilote vient de quitter Alicante et vole vers Malaga. Il fonce dans la bourrasque, dans la pluie, dans l'obscurit�.
Les escales alarm�es �pient le rude voyage. Des postes �trangers, lointains : Bordeaux, Sainte-Assise, Londres, m�lent leurs voix inopportunes aux consultations du d�sert.
" Quel rendez-vous au Sahara ! Toute l'Europe rassembl�e, capitales aux voix d'oiseaux qui �changent des confidences. "
� Juby, Saint-Exup�ry attend Jacques. Il a h�te de l'interroger.
Et l'attente r�veille les songes de leur commune enfance : vieux murs croulants et l�zards, pierres br�l�es par le soleil, porte myst�rieuse qui ouvrait sur la citerne sans fond, dans l'ombre dense des branches... refuge des greniers, tr�sors cach�s, vieille demeure que le temps menace, envers des choses vulgaires, du monde impos�, sans secret.
Au cours de cette r�verie, le France-Am�rique atterrit. Bernis d�barque.
- Assieds-toi l�, dit son ami. Bois. Je t'ai cru en panne et j'allais partir � ta recherche. L'avion est d�j� en piste : regarde.
...Les A�t Oussa ont attaqu� les Izarguine. Je te croyais tomb� dans ce grabuge. J'ai eu peur. Bois. Que veux-tu manger ?
- Laisse-moi partir.
- Tu as cinq minutes. Regarde-moi. Que s'est-il pass� avec Genevi�ve ?
Et Jacques conte son aventure.
" Je l'ai vue... Il n'y avait plus d'espace entre nous, mais une distance infranchissable, quelque chose comme mille ann�es... On est si loin d'une autre vie. Elle �tait cramponn�e � ses draps blancs, � son �t�, �. ses �vidences et je n'ai pas pu l'emporter.
Jacques Bernis semble singuli�rement d�tach�... Son moteur d�j� tr�pide. Il part... tout semble -effac�, il ne pense plus qu'au Sahara, � la prison des dunes de sable, aux menaces sans cesse renaissantes.
Apr�s l'escale de Port-�tienne, la temp�te de sable s'�l�ve, le moteur chauffe, son r�gime baisse et, tout � coup, un silence de mort succ�de au vrombissement de l'appareil...
Saint-Louis du S�n�gal, o� l'avion devait atterrir, demande d'urgence des nouvelles... Juby, Saint-Louis, Port-�tienne d�p�chent des avions au d�sert... Un rezzou de trois cents fusils, descendu en secret du Nord, a surgi, para�t-il, � l'Est, et massacr� une caravane.
Les trois avions, en �ventail, foncent du c�t� du rezzou, et c'est Saint-Exup�ry qui retrouve son ami.
" Mon camarade ! ... sur cette dune... les bras en croix... face aux villages d'�toiles.
" Cette nuit, tu pesais peu de chose � ta descente vers le Sud, combien d'amarres d�j� d�nou�es, Bernis, a�rien d�j�, de n'avoir plus qu'un seul ami ; un fil de la vierge te liait � peine...
" Le fil de la vierge de mon amiti� te liait � peine. Berger infid�le, j'ai d� m'endormir. "
Et l'ouvrage se termine sur les notes de service :
" De Saint-Louis du S�n�gal pour Toulouse : France-Am�rique retrouv�, est Tim�ris. Stop. Traces de balles dans les commandes. Stop. Pilote tu�, avion bris�, courrier intact. Stop. Continue sur Dakar. "
Saint-Exup�ry, qui a mis au service de l'amiti� d'inoubliables accents, ne nous parlera plus d'amour.
Si pourtant, quinze ans plus tard, le Petit Prince sera, lui, amoureux d'une rose, fleur coquette, un peu compliqu�e !
" J'aurais d� ne pas l'�couter, me confia-t-il un jour ; il ne faut jamais �couter les fleurs. Il faut les regarder et les respirer. "
Mais est-ce bien l� le dernier mot :
" J'aurais d� ne jamais m'enfuir, confie encore le Petit Prince. J'aurais d� deviner sa tendresse... Les fleurs sont si contradictoires ! Mais j'�tais trop jeune pour savoir l'aimer ! "
IX
AM�RIQUE DU SUD
En novembre 1928, apr�s la lib�ration de Reine et de Serre, Saint-Exup�ry fut remplac� � Juby. Son successeur, Vidal, eut quelque peine � arriver. Pris dans la brume, au d�part d'Agadir, il avait suivi le cours d'un oued, croyant longer la c�te. L'oued Noun est encaiss� entre deux lignes de falaises o� l'avion alla se briser. Le pilote et son interpr�te, Lahourcine, se retrouv�rent indemnes mais l'avion �tait en morceaux; quant aux hommes, pilot�s par deux Chleus de la tribu des S'Boufa, ils durent payer ran�on.
Saint-Exup�ry, inform� de la venue de son successeur, �tait en m�me temps avis� de son affectation au nouveau r�seau a�rien de l'Am�rique du Sud.
La Ligne, en effet, se prolongeait � pr�sent au del� de l'Oc�an. Elle allait bient�t s'allonger jusqu'� l'extr�mit� sud du continent am�ricain.
Le capitaine aviateur Roig, envoy�, d�s 1924, afin de pr�parer les voies, avait �t� chaleureusement accueilli par les Chefs d'�tat, la Presse, et, sur les quais de Buenos-Ayres, il �tait tomb� dans les bras d'un Argentin, aviateur de la Grande-Guerre : le c�l�bre Almonacid.
En 1914, au jour de la d�claration de guerre, Almonacid �tait en France, mais, alors que ses compatriotes quittaient en h�te notre pays, lui avait couru s'engager dans la L�gion �trang�re.
Titulaire du brevet de pilote, il avait �t� vers� dans une de nos escadrilles.
C'est Almonacid qui, d�s les premiers jours, avait pos� � ses chefs cette question jug�e saugrenue :
- Pourquoi ne vole-t-on pas la nuit ?
- Parce que l'on n'y voit rien, parbleu !
Peu convaincu, Almonacid, un certain soir, d�colla... C'�tait par une nuit noire.
� mesure qu'il prenait de l'altitude, ses yeux pourtant s'accoutumaient � la p�nombre. Le trait gris�tre des routes, les fils argent�s des rails, les sinuosit�s des fleuves �mergeaient peu � peu de la nuit.
" J'en �tais s�r, triompha-t-il. On y voit assez clair pour se d�brouiller. "
Pendant que le pilote volait, une grande rumeur r�gnait au camp et l'�tat-Major, alert�, s'informait pr�s de l'Escadrille.
- Oui, dut r�pondre le chef ; j'ai un avion dehors.
- Que fait-il ?
- Je... n'en sais rien.
- Qui le pilote?
- Un �tranger... Almonacid.
- Un �tranger ! Un espion. Vous pouvez lui dire adieu, � votre avion !
Lorsque, apr�s une agr�able promenade nocturne, l'Argentin se posa impeccablement sur la piste et accourut pour conter ses impressions, il fut, comme on pense, mal re�u ,et dut expier sa fantaisie par un emprisonnement d'un mois.
Lib�r�, il ne songea qu'� une nouvelle escapade et, comme la menace de l'envoyer aux tranch�es n'avait rien qui l'inqui�t�t, il prolongea sa promenade, la derni�re, pensait-il, jusqu'� l'�puisement de l'essence.
� sa descente d'avion, il se mit au garde � vous et s'appr�ta � subir la col�re du capitaine.
Mais les accents qu'il entendit rendaient un tout autre son.
- Bravo, criait l'officier. Je vous f�licite. On vous appelle au Q. G.
Le g�n�ral en chef re�ut lui-m�me l'aviateur :
- Vous �tes albinos ?
- Pas du tout. Je suis comme tout le monde.
-- En tout cas, je vous envoie dans les Flandres. Vous observerez de nuit, les mouvements de la flotte allemande.
La carri�re d'Almonacid, ce pr�curseur des vols de nuit, fut une succession d!exploits, et l'Argentine. lors de son retour, fit un accueil triomphal au pilote, qui' revenait capitaine, d�cor� de la L�gion d'Honneur et de la M�daille militaire, avec sur la poitrine, une Croix de guerre charg�e de palmes.
Six ans apr�s son retour, les propositions de Roig enflamm�rent Almonacid. Il entra�na le Fran�ais chez ' le pr�sident Alvear. Celui-ci promit son appui. Roig �tudia l'itin�raire et, d�s le mois suivant, M. Lat�co�re et Daurat envoy�rent en Am�rique une mission a�rienne.
Cette mission, trois avions Br�guet, d�barqua � Rio, dans les premiers jours de d�cembre et, d�fiant brumes, montagnes, for�ts, temp�tes, y reconnut le trajet de Rio-de-Janeiro � Buenos-Ayres. Il �tait n�cessaire toutefois de prolonger la Ligne au nord de Rio-de Janeiro, jusqu'au point le plus rapproch� de Dakar, sur la c�te ouest de l'Afrique. L'aviateur Vachet entreprit, seul avec Roig et un m�canicien, la reconnaissance de la c�te de Rio-de-Janeiro � R�cife, r�gion difficile entre toutes, car tout y est menace pour l'avion : les c�tes bord�es de falaises abruptes, la mer peupl�e de requins, les f�ts de la for�t vierge, les cimes des r�gions montagneuses.
Apr�s de dures tentatives, Vachet parvint � parcourir dans les deux sens les cinq mille kilom�tres qui s�parent Buenos-Ayres do Recife.
C'est alors que Bouilloux-Lafont, le c�l�bre financier, s�duit par les perspectives qui s'ouvraient devant la Ligne, d�sireux de participer au succ�s d'une entreprise fran�aise, mit au service de celle-ci, l'appui de ses capitaux et de son activit�.
Des terrains d'atterrissage furent cr��s, des, escales am�nag�es et bient�t Vachet put se poser � Natal, le port le plus oriental de la c�te br�silienne.
La Soci�t� des Lignes a�riennes Lat�co�re, d�baptis�e, devint l'A�ropostale. Un jeune polytechnicien, Julien Pranville, fut appel� � diriger l'exploitation du r�seau et Mermoz nomm� chef-pilote.
La liaison Dakar-Natal restait cependant en suspens, la travers�e de l'Atlantique pr�sentant d'autres probl�mes. En attendant que ceux-ci fussent r�solus, des avisos, lou�s � la Marine fran�aise, devaient assurer le transport des sacs postaux de l'Afrique � l'Am�rique.
Lorsque les bateaux furent livr�s, Mermoz voulut ; le premier, porter le courrier a�rien de l'Am�rique vers l'Europe.
� l'aube du 1er mars 1928, il d�colla de Buenos-Ayres, comptant forcer les �tapes et battre tous les records. Il n'arriva pourtant � Rio que le lendemain � midi ; une fuite d'eau l'avait retard�.
Tandis qu'il sautait de l'avion, le courrier, d�j� transbord�, reprenait l'air vers le Nord ; d'escale en escale, il allait atteindre Natal o� l'aviso l'attendait.
Et sur Dakar, Casablanca, les �quipes se pr�paraient... Et en France, sur le terrain de Montaudran, un petit homme � cheveux gris secouait la cendre de son �ternelle cigarette et suivait la marche de l'avion, Daurat, le chef inflexible, humain pourtant, qui avait lanc� cette ligne, la plus longue des lignes a�riennes, o� sur 1.300 kilom�tres, des hommes, � bord d'appareils d�suets, se jouaient quotidiennement de la brume, de la temp�te et du sable, de la montagne et du d�sert.
Mais lorsque Mermoz eut vol� de Buenos-Ayres � Rio-de-Janeiro, il comprit l'impossibilit� d'accomplir, en un seul jour, le trajet.
Insatisfait, le pilote s'en ouvrit � Julien Pranville :
- Il faut voler la nuit, dit-il.
Et d�veloppant son id�e :
" Sur le r�seau France-Afrique, la volont� des pilotes a suppl�� � l'insuffisance du mat�riel. Il doit en �tre de m�me ici ; c'est en pratiquant le vol de nuit que nous obtiendrons qu'on construise des appareils, des instruments.
- C'est un risque terrible, dit Pranville.
- Je le prends sur moi. Je partirai le premier. Si' je passe, les autres passeront.
Il le fit comme il le disait. Dans les brumes du Rio de la Plata, dans les temp�tes de la baie Sainte-Catherine, les d�luges de Florianopolis, comme dans les tornades de Santos, il prouva qu'il n'est gu�re d'obstacle dont n'arrive � triompher la volont� tendue de l'homme.
La liaison Rio-Buenos-Ayres, fut effectu�e en un jour - par la voie ordinaire, le courrier mettait cinq jours � atteindre sa destination - et bient�t les �qui- ' pages pris d'�mulation, vol�rent la nuit comme le jour; il devint normal de joindre Buenos-Ayres � Rio en un jour et d'atteindre Natal, en deux jours. En d�montrant que le vol de nuit �tait possible, Mermoz doublait les possibilit�s de l'aviation commerciale. Son exploit devait avoir un immense retentissement.
Ce fut peu apr�s, en octobre 1929, que, sur les quais de Buenos-Ayres, Mermoz accueillit Saint-Ex.
Les deux pilotes se connaissaient de longue date et s'estimaient r�ciproquement. Autre chose m�me que le m�tier liait Mermoz � Saint-Ex : la culture du " Seigneur des sables ". " Mermoz, a �crit Kessel, a toujours admir� avec une ferveur d'enfant �bloui, l'intelligence, le savoir, le talent. Ces biens immat�riels, Saint-Exup�ry en �tait prodigieusement riche. "
Et Saint-Exup�ry a consacr� � Mermoz, dans son ouvrage Terre des Hommes, quelques-unes de ses plus belles pages ; Mermoz captif chez les Maures ; Mermoz qui, apr�s avoir b�ti un pont au-dessus du Sahara, b�tit un pont sur les Andes, Mermoz affrontant la Cordill�re, sans conna�tre ses orages, sans rien savoir des formidables remous qui " obligent le pilote � une sorte de lutte au couteau ", Mermoz, " essayant pour les autres. "
" Enfin, un jour, �crit-il, � force " d'essayer ", il se d�couvrit prisonnier des Andes.
" �chou�s � quatre mille m�tres d'altitude, sur un plateau aux parois verticales, son m�canicien et lui cherch�rent pendant deux jours � s'�vader. Ils �taient pris. Alors ils jou�rent leur derni�re chance, lanc�rent l'avion vers le vide, rebondirent durement sur le sol in�gal, jusqu'au pr�cipice, o� ils coul�rent. L'avion dans la chute, prit enfin assez de vitesse pour ob�ir aux commandes. Mermoz le redressa face � une cr�te, toucha la cr�te, et l'eau fusant de toutes les tubulures
crev�es, dans la nuit, par le gel, d�j� en panne apr�s sept minutes de vol, d�couvrit la plaine chilienne, sous lui, comme une terre promise.
" Le lendemain, il recommen�ait.
" Quand les Andes furent bien explor�es, une fois la technique des travers�es bien au point, Mermoz confia ce tron�on � son camarade Guillaumet et s'en fut explorer la nuit... " � l'heure o� Saint-Exup�ry d�barque, Mermoz vient pr�cis�ment d'ouvrir devant l'avion ce nouveau domaine : la nuit.
Le chef de poste de Juby va prendre la direction de l'Aeroposta Argentina.
Sa valeur de pilote de ligne. ses d�pannages �tonnants, sa m�thode, sa clart� d'esprit le d�signent pour organiser l'aviation commerciale dans la R�publique argentine.
La r�gion qu'il est appel� � survoler se r�v�le peu propice au vol. C'est une contr�e de vents fantastiques : on l'appelle commun�ment " le pays o� les pierres volent ", et ce n'est pas une m�taphore ; dans le but de s'opposer aux exc�s de vitesse des conducteurs d'automobiles, les routes, peu nombreuses, sont barr�es par des " cassis ".
L'automobiliste qui se permet de rouler � une allure excessive, risque fort d'�tre atteint ou de voir sa voiture atteinte par les pierres qui se d�tachent des failles et que 'le vent emporte, l�-bas, comme il fait, ici, des feuilles d'arbre.
C'�tait d'ailleurs un probl�me neuf que posaient ces ouragans qui', descendant de la Cordill�re, d�vastaient les r�coltes, abattaient troupeaux et toitures.
Lorsque Saint-Exup�ry, � bord d'un Lat�-26, s'envola vers Rio Gallegos, agglom�ration argentine du sud de la Patagonie, il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre compte que jamais il n'arriverait � atterrir.
La bourrasque soulevait ses ailes et seule la puissance du moteur pouvait le maintenir au sol, mais encore fallait-il que celui-ci continu�t de tourner.
Sous les yeux de l'aviateur, une camionnette et une voiture furent renvers�es par l'ouragan.
Fort heureusement, le Gouverneur argentin avait pr�vu un fort contingent de soldats pour pr�ter main-forte au pilote et ceux-ci �taient mass�s � la lisi�re du terrain, lors de son arriv�e.
" Les hommes s'agripp�rent aux ailes, aux longerons, au capot, � l'h�lice, ils escalad�rent le fuselage, pes�rent sur le train d'atterrissage, sur les roues... tandis que le m�tal, sous le vent, vibrait dans un sonore chant d'orgue. "
Le lendemain de cette odyss�e, " Saint-Exup�ry entreprit de joindre Roi Gallegos � Punta Arenas, la ville la plus australe du monde, dernier port chilien perdu au sud du continent ".
Trois cents kilom�tres s�paraient les deux agglom�rations. Saint-Exup�ry d�colle en quelques minutes. soulev� du sol par un souffle irr�sistible, mais, une heure apr�s son d�part, l'a�rodrome restait en vue et le paysage identique. Cinq heures plus tard, l'appareil n'avait couvert que 240 kilom�tres et dans un vent si violent que le pilote l'aurait jur� immobile... Mais, si le pilote n'avan�ait pas, le niveau de l'essence, lui, baissait. Il fallut interrompre le vol. Saint-Exup�ry se posa en pleine campagne, n'ayant pu franchir, faute d'essence, les quatre-vingts kilom�tres qui le s�paraient de Punta Arenas. Ses derniers litres de combustible furent employ�s � maintenir l'appareil au sol, tandis que son m�canicien, assist� de gauchos, amarrait solidement l'avion dans un repli du terrain; relativement abrit�.
L'aviateur fr�ta une voiture et, � Punta Arenas, discuta avec les autorit�s.
Lorsque, quelques heures plus tard, il red�colla dans la direction oppos�e, il lui fallut douze minutes pour atteindre Rio Gallegos. � l'aller, il avait tenu l'air cinq heures !
Le Rio Gallegos allait devenir le terminus de la ligne de Patagonie ; le Chili, en rivalit� avec l'Argentine, ayant refus� que le courrier de Santiago, destin� � Punta Arenas, emprunt�t le r�seau argentin. Le gouvernement chilien aurait voulu que le courrier de l'air travers�t la Cordill�re et bifurqu�t sur le territoire chilien ; mais il fallait, pour r�aliser ce programme, traverser une r�gion des Andes, " le nid � cyclones ", aussi tragiquement renomm�e que le " Pot au Noir ", dans l'Atlantique... Les directeurs de la Ligne renonc�rent � cette aventure ; il fut d�cid� que les sacs postaux � destination de Punta Arenas, feraient en. automobile le parcours de la derni�re ville argentine � la derni�re ville chilienne.
Au retour de ces trajets p�rilleux et des tourn�es d'inspection sur cette cha�ne d'a�rodromes que Saint-Ex, d�s son arriv�e, s'ing�nia � �tablir, le pilote courait vers ses camarades.
Il aimait la solitude, il s'en �tait enrichi, mais il avait soif aussi des �changes de l'amiti� 4 .
Il franchissait en auto la distance qui le s�parait de Buenos-Ayres, o� la plupart se retrouvaient.
Guillaumet, Reine, Mermoz, Etienne, combien d'autres, fr�quentaient dans la capitale " d'aimables petits restaurants o� le vin de Mendoza arrosait les tranches de b�uf. Ils racontaient leurs derni�res aventures, �voquaient les batailles contre le pampero, contre les temp�tes de neige, les pannes sur la c�te br�silienne. Ils se quittaient tard, enfi�vr�s " et Saint-Exup�ry, chez lui, r�vait un instant, � la fen�tre, puis, sous le rayon p�le de sa lampe, couvrait d'�criture des feuilles blanches... Il �crivait : Vol de nuit.
X
VOL DE NUIT
Vol de nuit... Le plus parfait peut-�tre des ouvrages de Saint-Exup�ry. " Un livre d'une incontestable grandeur et d'une admirable unit� qui tient en une nuit de temp�te. "
Trois avions doivent arriver au centre de Buenos-Ayres ; le premier vient du Paraguay, le second du Chili, le troisi�me de la Patagonie.
Un cyclone, venu du Pacifique, a travers� la Cordill�re et menace les pilotes. Le courrier d'Europe attend, pour d�coller, l'arriv�e des trois appareils.
Le chef de la ligne, Rivi�re, infatigable veilleur, se prom�ne de long en large sur le terrain d'atterrissage.
Cette journ�e s'annonce pour lui redoutable, et lorsque les trois courriers auront surgi de la nuit, l'avion d'Europe, � son tour, le chargera d'inqui�tudes.
Et toujours il en sera ainsi... Jamais, pour lui, de victoire qui serait d�finitive... Jamais de paix bienheureuse. Le lutteur se sentait las : " Je vieillis ! "
Le pilote Pellerin, qui arrive du Chili, se pose sur l'a�rodrome... Il tarde � descendre de 'l'avion et demeure muet, comme absorb� par le souvenir de la col�re dont il vient de triompher, ce cyclone qui donne aux choses un �trange et nouveau visage, ce pouvoir incompr�hensible qui charge et anime les pics, les neiges et les remous...
La nuit pourtant est d�gag�e, " chaque a�roport vantait son temps clair, son ciel transparent, sa bonne brise... Le courrier de Patagonie est m�me en avance sur l'horaire, car les vents poussaient vers le nord leur grande houle favorable ".
Mais voici que, dans cette nuit pure, dans ces �toiles luisantes, les radios d�couvrent l'orage.
" Le temps est orageux. Nous n'entendons plus les avions.
Coupant court � sa r�verie, Rivi�re sonna pour conna�tre les derniers messages re�us des avions en vol.
" Le courrier d'Asuncion marche bien... Nous l'aurons vers deux heures. Nous pr�voyons, par contre, un retard important du courrier de Patagonie, qui para�t en difficult�. "
Le Chef relit les t�l�grammes de protection des escales Nord. Ils ouvraient au courrier d'Europe une route de lune " Ciel pur, pleine lune, vent nul. "
Allait-il, sans attendre le courrier de Patagonie, faire d�coller l'avion d'Europe ? S'il ordonnait le d�part, l'�quipage du courrier entrerait dans un monde stable, un monde sans menace.
Il h�sitait cependant...
Un d�sastre en Patagonie �branlerait, non pas sa foi dans l'obligation des vols de nuit, mais la foi d'autrui, et pourtant, pensait-il, un drame montrerait la fissure, mais ne prouverait rien d'autre. " J'ai les m�mes raisons solides d'insister, et une cause de moins d'accident possible ; celle qui s'est montr�e. Les �checs fortifient les forts. Malheureusement, contre les hommes on loue un jeu o� compte si peu le vrai sens des choses. L'on gagne ou l'on perd sur des apparences, on marque des points mis�rables. Et l'on se trouve ligot� �par une apparence de d�faite. "
Rivi�re sonna de nouveau :
- Pourquoi ne nous passez-vous rien ?
- Nous n'entendons pas le courrier.
- Il se tait ?
- Nous ne savons. Trop d'orages. M�me s'il manipulait, nous n'entendrions pas.
Les escales aussi sont muettes... La ligne est coup�e, le temps mena�ant...
Pench� sur la carte, Rivi�re cherche un refuge de ciel pur... Il a demand� l'�tat du ciel � la police de plus de trente villes de province ; les r�ponses vont parvenir.
Si les postes radio accrochent quelque appel de l'avion, Buenos-Ayres lui transmettra aussit�t la position du refuge.
Or, apr�s l'escale de Commodoro Rivadavia, Fabien, le pilote du courrier de Patagonie, avait abord� l'orage...
Une ligne d'�clairs qui d�couvrait des forteresses de nuages, des remous qui faisaient trembler l'appareil.
Le pilote volait vers Trelew... Il jouait sa vie sur la foi d'un petit papier sale, chiffonn�, que lui avait pass� le radio.
" Trelew trois quarts couvert, vent Ouest faible. " Commodoro en arri�re, indiqua :
" Retour impossible. Temp�te. "
Et l'une apr�s l'autre, les escales : San Antonio, Bahia-Blanca, Trelew m�me, signal�rent l'orage.
Fabien fit interroger Buenos-Ayres, mais le radio ne put transmettre. Les �tincelles l'emp�chaient de manipuler et le moteur vibrait si fort que toute la masse de l'avion �tait prise d'un tremblement comme de col�re.
Fabien usait ses forces � dominer l'appareil.
Il en prit son parti... Atterrir, co�te que co�te, n'importe o�, au risque d'emboutir.
" Il l�cha son unique fus�e �clairante. La fus�e s'enflamma, tournoya, illumina une plaine et s'y �teignit. C'�tait la mer.
" Il ;pensa tr�s vite : Perdu !
" Et c'est � cette minute que luirent sur sa t�te, dans une d�chirure de la temp�te, comme un app�t mortel au fond d'une nasse, quelques �toiles. "
" Il jugea bien que c'�tait un pi�ge... mais sa faim de lumi�re �tait telle qu'il monta. "
Il est une heure du matin. Les secr�taires dans le bureau chuchotent � voix basse du cyclone.
Le t�l�phone retentit. La femme du pilote s'informe.
Et Rivi�re �coute cette petite voix lointaine, tremblante, � laquelle il ne peut r�pondre.
En face de lui se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie. Rivi�re ne pouvait qu'�couter, que plaindre cette petite voix, ce chant tellement triste, mais ennemi. Car ni l'action, ni le bonheur individuel n'admettent le partage : ils sont en conflit. "
Un message enfin est capt�.
" Au-dessus de nous, tout est bouch�. Nous ignorons si nous survolons toujours la mer. Communiquez si temp�te s'�tend � l'int�rieur. "
Buenos-Ayres fit r�pondre :
" Temp�te g�n�rale � l'int�rieur. Combien vous reste-t-il d'essence ?
- Une demi-heure.
Dans une demi-heure, l'�quipage s'ab�merait dans la nuit.
Rivi�re songe. Il songe aux tr�sors ensevelis, � la femme de Fabien, inqui�te et tendre, � cet amour qui leur fut � peine pr�t�, comme un jouet � un enfant pauvre.
Il pense � la main de Fabien qui tient, pour quelques minutes encore, sa destin�e dans les commandes.
Et Fabien, lui, perdu dans son monde d'�toiles, erre sur la splendeur des nuages, " au-dessous, c'est l'�ternit� ". Il porte encore dans ses mains le poids de la richesse humaine, il prom�ne d�sesp�r� l'inutile tr�sor qu'il faut rendre...
La femme de Fabien se fit annoncer.
Dans le bureau o� elle attend, elle se sent importune... Ces secr�taires appliqu�s, ces cartes, ces dossiers...
Tout chez elle montrait l'absence : le lit entr'ouvert, le caf� servi, un bouquet de fleurs... Ici, " un r�sidu de chiffres durs ".
Rivi�re la re�ut.
- Je vous d�range...
- Madame, vous ne me d�rangez pas. Malheureusement, vous et moi, nous ne pouvons mieux faire quo d'attendre...
Elle eut un faible haussement d'�paules, dont Rivi�re comprit le sens, " � quoi bon cette lampe, ce d�ner servi, ces fleurs... "
Il taisait une piti� profonde.
Elle l'aidait � d�couvrir ce qu'il cherchait :
" Nous ne demandons pas � �tre �ternels, mais � ne pas voir les actes et les choses tout � coup perdre leur sens. Le vide qui nous entoure se montre alors... "
Quelqu'un dans le bureau remarqua :
- Une heure quarante. Derni�re limite de l'essence ; il est impossible qu'ils volent encore...
Mais l'ordre doit r�gner, m�me dans la maison des morts et Rivi�re reprend le travail.
L'avion du Paraguay " glissait en marge d'un cylone qui ne lui brouillait pas une �toile. Neuf passagers, roul�s dans leurs couvertures de voyage, s'appuyaient du front � leurs fen�tres...
" Le pilote, � l'avant, soutenait de ses mains sa pr�cieuse charge de vies humaines, les yeux grands ouverts et pleins de lune, comme un chevrier.
" Buenos-Ayres, d�j�, emplissait l'horizon de son feu rose, et bient�t luirait de toutes ses pierres comme un tr�sor fabuleux.
" Le radio, de ses doigts, l�chait les derniers t�l�grammes, comme les notes finales d'une sonate qu'il e�t tapot�es, joyeux dans le ciel, et dont Rivi�re comprenait le chant; puis, il remonta l'antenne, puis il s'�tira un peu, b�illa et sourit : on arrivait... "
" Le pilote ayant atterri, retrouva le pilote du courrier d'Europe, adoss� contre son avion, les mains dans les poches.
- C'est toi qui continues ?
- Oui.
- La Patagonie est l� ?
- On ne l'attend pas : disparue. Il fait beau ?
- Il fait tr�s beau. Fabien a disparu ?
Ils en parl�rent peu, une grande fraternit� les dispensait de phrases. "
Victoire... d�faite... Ces mots n'ont pas de sens, pense Rivi�re. La vie est au-dessous de ces images et d�j� pr�pare de nouvelles images. " Une victoire affaiblit un peuple ; une d�faite en r�veille un autre. L'�v�nement en marche compte seul. "
Dans cinq minutes, les postes de T.S.F. auront alert� les escales. Sur quinze mille kilom�tres, le fr�missement de la vie aura r�solu tous les probl�mes.
L'avion d'Europe a d�coll�. D�j�, un chant d'orgue monte : l'avion. "
Dans aucun autre livre, peut-�tre, Saint-Exup�ry n'a pos� avec autant d'acuit� les probl�mes de finalit�...
La m�ditation de Rivi�re, qui domine tout l'ouvrage, est enti�rement tendue vers la recherche de la fin. Passionn�ment appliqu� � la r�ussite de la Ligne, il entend bien servir quelque chose d'autre, de plus grand ; quelque chose qui d�passe le bonheur individuel et la vie m�me, s'il le faut.
Quelle est donc cette part de l'homme qu'il faut � tout prix sauver ?
La question tourmente le pionnier, mais quand cette phrase lui revient : " Il s'agit de les rendre �ternels ", l'�ternit� qu'il envisage, c'est, semble-t-il, la survivance de l'�uvre au cours des si�cles et dans la m�moire humaine ; la personne n'y a paso droit.
" Il revit un temple au dieu du soleil des anciens Incas du P�rou. Ces pierres droites sur la montagne. " Au nom de quelle duret� ou de quel �trange amour, le conducteur de peuples d'autrefois, contraignant ses foules � tirer ce temple sur la montagne, leur imposa-t-il donc de dresser leur �ternit� ?... Le conducteur de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-�tre pas piti� de la souffrance de l'homme, eut piti�, immens�ment, de sa mort. Non de sa mort individuelle, mais piti� de l'esp�ce qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le d�sert. " Lorsque Rivi�re re�oit la jeune femme de Fabien, et compatit � sa tendresse, devenue � pr�sent inutile, il d�couvre une autre r�ponse :
" Nous ne demandons pas � �tre �ternels, mais � ne pas voir les actes et les choses tout � coup perdre leur sens. Le vide qui nous entoure se montre alors. "
Donner un sens � chaque d�marche et par chacune d'elles fonder l'homme, telle est bien la haute pens�e qui cl�t alors ses r�flexions.
Et cependant, le point final de son angoissante recherche : " L'�v�nement en marche compte seul " para�t effacer ce vouloir, de m�me que le chant de l'orgue, qui monte avec l'avion d'Europe, �touffe le son si pur de " l'onde qui reliait au monde l'appareil condamn�. "
Rivi�re, en maintes circonstances, se montre dur, voire injuste, non par d�faut de caract�re, mais parce que la r�ussite exige, pense-t-il, cette attitude... Il reste grand cependant, parce qu'il pressent que l'action, le don de l'homme � quelque chose qui d�passe l'individu, pr�pare son av�nement, mais lorsqu'il entend gronder l'avion d'Europe, en marche dans les �toiles, " Rivi�re le Grand ", " Rivi�re le Victorieux " semble suspendre le chant salubre de l'inqui�tude.
S'il arr�tait l� sa recherche et s'il entendait signifier que l'�uvre accomplie se suffit et trouve en elle sa fin, ind�ment, il limiterait l'homme " quelle que soit l'urgence de l'action, �crira Saint-Exup�ry plus tard, il nous est interdit d'oublier, faute de quoi cette action demeurera st�rile, la vocation qui doit la commander ".
Andr� Gicle a pr�fac� Vol de nuit. " Je lui sais gr� particuli�rement (� l'auteur), �crit-il, d'�clairer cette v�rit� paradoxale, pourtant d'une importance psychologique consid�rable, que le bonheur de l'homme n'est pas dans la libert�, mais dans l'acceptation d'un devoir. "
Pens�e pr�cieuse sous la plume de l'auteur des Nourritures terrestres. Pens�e pr�cieuse qui appellerait un compl�ment, car le devoir, route de bonheur, est aussi voie de libert�. Et encore faudrait-il savoir quelle lumi�re brille au ciel de l'homme qui transcende et fonde le devoir.
XI
DE MERMOZ � SAINT-EX
L'effort acharn� des pilotes, l'introduction des vols de nuit avaient grandement acc�l�r� la transmission du courrier.
De Buenos-Ayres � Natal, l'avion postal mettait deux jours et il fallait un temps �gal pour que, de l'autre c�t� de l'Atlantique, le courrier parvint � Toulouse.
Dix mille kilom�tres de route parcourus en quatre jours, c'�tait une belle performance.
Malheureusement, la lenteur des avisos-b�timents de guerre r�form�s - paraissait r�duire � n�ant cet extraordinaire effort. Il leur fallait plus d'une semaine pour aller de Natal � Dakar - trois mille kilom�tres de mer.
Et ce n'�tait pourtant pas la ferveur qui manquait. " Les �quipages, leurs capitaines, " anim�s de " l'esprit de la Ligne ", s'effor�aient de r�duire au minimum le temps de la travers�e et les malheureux b�timents, vibrant de toutes leurs t�les, naviguaient " dans la tr�pidation des machines pouss�es � leur puissance extr�me ". Souvent, les tubulures �clataient. � chaque voyage, ou � peu pr�s, la panne immobilisait l'aviso.
Il fallait, vaille que vaille, r�parer, puis reprendre la route de mer dans des conditions aggrav�es. Les retards qui r�sultaient de cet �tat de choses d�calaient tous les horaires. Un rem�de s'imposait.
- Nous devons, r�p�tait Mermoz, tenir les promesses de nos contrats. Nos 'privil�ges nous engagent.
Et le pilote songeait � lancer, au-dessus de l'Atlantique, quelque appareil susceptible de triompher de l'Oc�an, ainsi que d'autres avaient triomph� de la montagne et des sables.
Daurat partageait cet avis ; les m�mes impatiences le rongeaient, si bien qu'avec le concours d'ing�nieurs sp�cialis�s, il �tablit un programme d'hydravions transatlantiques et Mermoz, une fois encore, r�alisa cette prouesse.
Le 20 janvier 1930, il s'embarque pour la France, accompagn� jusqu'au bateau par une foule consid�rable. Ses amis : Saint-Ex, Etienne, Reine, Guillaumet, l'escort�rent jusqu'� sa cabine.
� Montevideo, � Rio, les camarades dispers�s accoururent lui souhaiter bon voyage et joyeux cong�.
Le pilote effectua en France tous les essais indispensables : il passa, sur l'�tang de Berre, son brevet de pilote d'hydravion et, apr�s avoir risqu� une �preuve d�finitive sur le parcours Marignane, cap d'Agde, Toulon, il re�ut des pouvoirs publics une demi-autorisation. Instruit par l'exp�rience, il n'en demanda pas davantage.
Le 18 mai 1930, le courrier, transport� dans un temps record de Toulouse � Saint-Louis du S�n�gal, fut charg� � bord du nouvel appareil et, tandis que Daurat, anxieux, assistait au d�collage de l'avion, alourdi par .ses flotteurs, le Comte-de-la-Vaux (c'�tait le nom de l'appareil) s'�lan�a sur le fleuve S�n�gal et mit le cap sur l'Am�rique.
Vingt et une heures plus tard, en d�pit des entonnoirs et des tornades du " Pot au Noir ", des trombes d'eau, des coups de b�lier, des nu�es, des orages et de la foudre de la sinistre r�gion, Mermoz amerrit sur le Rio Potingui, � l'estuaire duquel s'�l�ve la ville de Natal.
Il faut lire, dans Terre des hommes, la description de la rencontre de Mermoz avec la nuit fantastique du " Pot au Noir ".
Le courrier avait mis deux jours pour aller de Toulouse au Br�sil ; il allait toucher l'Argentine apr�s trois jours et demi ; le Chili, un jour plus tard. Le record du monde en hydravion �tait largement battu et la liaison directe, France-Am�rique du Sud, cette fois r�alis�e.
L'exploit de Mermoz souleva un enthousiasme compr�hensible et dans les mois qui suivirent, l'A�ropostale atteignit son apog�e.
Le travail gigantesque entrepris par Bouilloux-Lafont avait fait surgir un r�seau de terrains et d'escales pourvus de hangars et de b�timents d'habitation, de magasins, de postes de T.S.F., de groupes �lectrog�nes.
" Le balisage lumineux comportait des phares � longue port�e, un pourtour de lampes rouges, des projecteurs d'atterrissage. "
" L'emploi de la T.S.F., d'abord limit� aux escales, pour transmettre les renseignements m�t�orologiques et l'annonce des arriv�es et des d�parts, s'�tait peu � peu adapt� aux progr�s techniques.
" Les avions en vol communiqu�rent, gr�ce � leurs postes de bord. Bient�t, ils re�urent les rel�vements radiogoniom�triques, susceptibles de les guider. " Aucune ligne a�rienne ne pouvait, alors', dans le monde, soutenir la comparaison avec l'A�ropostale.
Des efforts opini�tres d'un petit groupe de Fran�ais �tait n�e une �uvre fran�aise : l'union de l'Europe et des pays de l'Am�rique latine, l'union de ces pays entre eux, �taient, par elle, r�alis�es.
Ces contr�es, rapproch�es par une culture semblable, incroyablement isol�es du fait qu'elles n'avaient jusqu'alors aucun moyen de communiquer, allaient enfin proc�der � des �changes humains. Une vie neuve, une vie ardente devait jaillir de leurs rapports. La bataille de l'Atlantique n'�tait cependant pas gagn�e !
Lorsque Mermoz voulut effectuer le voyage de retour, joindre le Br�sil au S�n�gal, il ne lui fallut pas moins de cinquante-trois tentatives, pour parvenir � arracher son appareil � la mer et aux vents contraires.
" Cinquante-trois tentatives, a �crit Saint-Exup�ry ; ce trait d�peint Mermoz : une volont� qui Ise refuse � admettre l'exp�rience commune. N'importe quel autre pilote, apr�s dix essais, aurait conclu avec logique il n'y a rien � faire ! Mermoz ne se laisse pas arr�ter par le mur des impossibilit�s : il le saute. "
" Des appareils qui ne peuvent ni flotter, ni red�coller en mer, ne sont pas, dut cependant reconna�tre le pilote, des appareils marins. "
Et il en revenait toujours � la construction de l'avion qui lui permettrait de franchir d'une seule traite les trois mille kilom�tres de mer.
Pour obtenir celui-ci, fid�le � sa ligne de conduite, Mermoz continuait d'essayer.
Il �tait en France, il �tait en Am�rique, son corps ici, son c�ur l�, risquant tout pour doter la Ligne de la merveille dont il r�vait.
Au cours de Fessai d'un nouveau Lat�co�re, il fit, sur le terrain de Montaudran, une chute qui aurait d� �tre mortelle.
� la clinique de Toulouse o�, enrag� de son inaction, il gu�rissait ses blessures, Guillaumet lui apportait des nouvelles.
- Saint-Ex ne change pas, disait-il. Les Argentins sont fous de lui ; il leur a organis� un r�seau a�rien mod�le.
Le courrier passe malgr� le pampero, et, avec son air d'�tre dans la lune, notre ami administre l'A�roposta Argentina avec une poigne vigoureuse. Il vole toute la journ�e, fait le courrier, atterrit brusquement � mille kilom�tres de Buenos-Ayres, sur un a�roplace dont le chef, se croyant bien loin de tout contr�le, jouait au bridge au lieu de surveiller le travail. Il remet tout en ordre, red�colle, rentre � Pacheco le soir tomb�, prend sa voiture, fonce chez lui � une vitesse folle et passe les restes de sa nuit � �crire. Je me demande quand il dort, ce ph�nom�ne ! "
- Oui, avec lui, je suis tranquille, reprenait Mermoz ", et il continuait, obs�d� par la pens�e du temps que lui faisait perdre son immobilisation... " C'est � moi de compl�ter le travail ; j'e veux m'entra�ner sans arr�t et aussit�t qu'on me donnera un appareil, �tablir la ligne r�guli�re, Dakar-Natal. "
Ce r�ve, il devait le r�aliser, mais trois ans plus tard seulement, avec le trimoteur construit par l'ing�nieur Couzinet.
En 1933, le vol triomphant de l'Arc-en-Ciel d�montra la possibilit� d'une liaison a�rienne directe entre Dakar-Natal.
Mais en 1933, l'A�ropostale n'�tait plus. Tandis que Mermoz " essayait ", Saint-Ex, Etienne, Reine, Guillaumet assuraient et consolidaient dans le ciel agit� de l'Argentine et de la Patagonie, du Br�sil, du Paraguay et de la Cordill�re des Andes, la supr�matie de la Ligne.
Au-dessus de la pampa argentine et des laves de la Terre de Feu, Saint-Ex combattait la temp�te.
" Cramponn� de tout mon moteur, face � la c�te, contre ce vent o� chaque dentelure du sol accrochait, comme un long reptile, son sillage, il me semblait me cramponner � l'extr�mit� d'un jouet monstrueux qui claquait au-dessus de la mer. "
Et cependant, la r�gularit� des vols est telle que Blaise Cendars pourra �crire : " Les deux millions d'habitants de Rio r�glent leurs montres, quand passe l'avion aux cocardes fran�aises. "
" Saint-Ex a organis� une suite d'a�rodromes : San Julien. Trelew, Commodoro, Rivadavia, Bahia Blanca ". Il les contr�le, les r�git.
" Le m�tier, �crit Alberes, n'est pas seulement fait d'exp�ditions aventureuses, il est une t�che quotidienne et une fid�lit�. "
Mais le m�tier l'enchantait. Et, comme Fabien, le pilote de Vol de nuit, il recueillait, au cours du vol, tous les signes que le jour portait et, quand descendait la nuit, ses feux de position r�pondant aux feux des villages, il allait, " berger des petites villes ", d'un clocher � l'autre clocher, sensible aux appels lumineux qui montaient vers lui de la terre, �bloui par " le miracle des consciences ", soucieux toujours " de tant d'�toiles �teintes, de tant d'hommes endormis ".
L'avion, avec lui, s'animait... dans son m�tal ruisselait la vie... il ne vibrait pas : il vivait.
" Les cinq cents chevaux du moteur faisaient na�tre dans la mati�re un courant tr�s doux qui changeait sa glace en chair de velours " et l'outil des lignes a�riennes, comme la charrue du paysan, conqu�rait plus grand que la terre, l'homme qui l'utilisait.
Enfonc� dans la carlingue, s�par� m�me du radio par le grondement de son moteur, le pilote conna�t une parfaite solitude. Le danger sans cesse affront�, la solitude, la nuit le retrempent dans l'essentiel.
" Tous les soucis sans importance et que l'on croyait capitaux, les col�res, les d�sirs troubles, les jalousies sont effac�s et les soucis graves �mergent seuls.
" Alors, descendant heure par heure cet escalier d'�toiles vers l'aube, on ,se sent pur ".
Le pilote peut go�ter les fortes joies de l'arriv�e :
" Ce glissement vers Alicante ou Santiago ensoleill�es, au sortir des t�n�bres ou de l'orage ; ce sentiment puissant de rentrer r�occuper sa place dans la vie, dans le jardin miraculeux o� sont les arbres et les femmes et les petits caf�s du port.
" Gaz r�duits, pench� vers l'escale, laissant derri�re lui les massifs sombres dont il se d�livre, quel pilote de ligne n'a pas chant�. "
Il peut jouir comme un enfant de la douceur des petites choses.
" Fini le travail ! N�ri et moi, descendrions en ville... Nous nous attablerions, bien en s�curit� et riant de la nuit pass�e, devant les croissants chauds et le caf� au lait. N�ri et moi, recevrions ce cadeau matinal de la vie. " L'avion, qui a permis l'hallucinante vision de l'�tendue des espaces morts : laves et pierres, sables et glaces, apporte, en retour, la surprise des rencontres vivantes, humaines : jeunes filles de Punta Arenas, vieilles femmes qui puisent � la fontaine, un enfant qui pleure en silence.
La fl�che du regret touche-t-elle le rapide messager ?
" Il �tait semblable � un conqu�rant au soir de ses conqu�tes, qui d�couvre l'humble bonheur des hommes. Fabien avait besoin de d�poser les armes... Ce village minuscule, il l'e�t accept�... Fabien e�t d�sir� vivre ici longtemps, prendre sa part., ici, d'�ternit�... "
Mais " ce village, il e�t fallu renoncer � l'action pour le conqu�rir " ; puis, ce n'est pas la distance qui mesure l'�loignement. " Le mur d'un jardin de chez nous peut enfermer plus de secrets que le mur de Chine, et l'�me d'une petite fille est mieux prot�g�e par le silence que ne le sont, par l'�paisseur des sables, les oasis sahariennes. " Et il sait aussi, le pilote, que le m�tier consolide les liens les plus �mouvants, ceux qui naissent entre les hommes, de l'�preuve et de l'effort ; les liens m�mes de cet amour que Saint-Ex a d�fini : " Aimer, ce n'est point nous regarder l'un l'autre, mais regarder ensemble dans la m�me direction. " Et ce fut en Am�rique que Saint-Ex eut � trembler pour son ami Guillaumet.
XII
GUILLAUMET. FIN DE " LA LIGNE "
Guillaumet lui �tait cher.
C'�tait pr�s de Guillaumet qu'� la veille de son premier courrier, Saint-Ex �tait venu chercher les enseignements qu'il n'avait pu d�couvrir sur l'aridit� des cartes.
Et Guillaumet lui avait fait de l'Espagne, ce pays de contes de f�es, o� de bons et de m�chants g�nies guettaient jour et nuit les pilotes.
Guillaumet lui avait appris � d�jouer les pi�ges des m�chants. " Guillaumet versait la confiance comme une lampe r�pand la lumi�re. "
Et plus tard, il nous confiera : " Nous �tions de m�me substance. Je me sens un peu mort en lui. J'ai fait de Guillaumet un des compagnons de mon silence. Je suis de Guillaumet. "
Le 12 juin 1930, Guillaumet avait d�coll� de Santiago-de-Chili. Il s'appr�tait � traverser pour la quatre-vingt-douzi�me fois la Cordill�re des Andes, lorsque, assailli par la temp�te, aveugl� par les rafales de vent et de neige, il dut rebrousser chemin.
Le lendemain, il s'envolait de nouveau.
Camarade de r�giment de Mermoz, Guillaumet lui ressemblait par la prestance, la carrure. Grand, athl�tique, son visage refl�tait sa jeunesse d'�me ; la joie de vivre �clatait dans son sourire.
Saint-Exup�ry dit de lui : " Il est une qualit� qui n'a point de nom. Peut-�tre est-ce la gravit� mais le mot ne satisfait pas. Car cette qualit� peu s'accompagner de la ga�t� la plus souriante. C'est la qualit� m�me du charpentier qui s'installe d'�gal � �gal en face de sa pi�ce de bois, la palpe, la mesure et, loin de la traiter � la l�g�re, rassemble � son propos toutes ses vertus. "
Lors de son second d�part, le pilote prit de l'altitude, mais se vit bient�t traqu� par " le front compact des nuages qui se reformaient derri�re lui ". Il cherchait � s'orienter, lorsqu'il se sentit happ� par une force irr�sistible.
Aspir� par un courant descendant, le contr�le de son appareil lui �chappa ; bient�t, il fut au-dessous des cimes ; il s'attendait � percuter, lorsque, au travers d'une d�chirure de nuages, il reconnut la " Laguna Diamante ", un lac situ� au centre d'un gigantesque cirque, domin� par des sommets qui atteignent sept mille m�tres.
Toutes les issues �tant bouch�es, le pilote se r�signa � tourner autour du Iac. � trente m�tres environ du sol, cherchant du regard o� se poser ; il finit par atterrir mais, en fin de course, l'appareil heurta la neige durcie et capota mollement.
L'h�lice de l'avion fut tordue et ses ailerons fauss�s. Guillaumet rassembla le courrier et, l'ouragan le renversant sur le sol, il se tapit sous la carlingue, et attendit les camarades.
Aucun doute ne l'effleurait. Leur venue �tait certaine, et vers neuf heures, en effet, il reconnut l'avion de Deley qui prospectait au-dessus de la Cordill�re Deley toutefois volait � une haute altitude et, malgr� les fus�es lanc�es, il n'aper�ut pas l'avion. Il poursuivit ses recherches ; Guillaumet le vit dispara�tre...
Ceci se passait un vendredi. Ce jour m�me, se rendant compte qu'aucun ami ne le rep�rerait au fond de son entonnoir, Guillaumet se mit en route or, la route, c'�tait l'ascension de cols vertigineux recouverts de longues tra�n�es de glace ; c'�tait la lente progression dans le froid aigu de la montagne les chutes �. pic sur des pentes de trois cents m�tres les retomb�es dans la neige ; les recommencements opini�tres, les pieds gel�s, les entrailles tordues par la faim, les doigts si gourds qu'il lui fallait parfois des heures pour craquer l'allumette qui permettrait de faire ti�dir un peu de neige...
Et dans ces tourments mortels, il arrivait que le grondement d'un moteur lui fit soudain lever la t�te.
Saint-Exup�ry croisait au-dessus de la Cordill�re.
- Comment savais-tu que c'�tait moi ? demanda Saint-Exup�ry.
- Personne n'aurait os� voler si bas.
Mais, en d�pit de son audace, Saint-Ex ne put rep�rer cet homme, petit point imperceptible dans l� gigantesque chaos...
Ce martyre dura quatre jours, au cours desquels Guillaumet continuait d'aller, �puis�, haletant, au rythme parfois de trois kilom�tres en douze heures, de pic en gouffre, et de pr�cipice en torrent.
Peu � peu, il se d�pouillait : de sa combinaison, devenue carapace de glace ; de sa lampe �lectrique, qu'il entendit rebondir jusqu'au fond du pr�cipice, et lui-m�me enfin s'�croula. Un rocher arr�ta sa chute...
Mais quel bien-�tre inexplicable �prouvait-il tout � coup ? Il �tait meurtri, assomm�, et une sorte de paix bienheureuse l'envahissait tout entier. La neige douce l'entourait. Il ferma les yeux, s'abandonna � ses souvenirs : sa femme, son petit fox Looping... Soudain, un souvenir plus pr�cis le frappa comme d'un coup de massue. C'�tait cette police d'assurance, cette police qui assurait la s�curit� de sa femme... Le texte lui apparaissait et, dans le texte, cette phrase : " La Compagnie ne reconna�t la mort d'un assur� que si le d�c�s a �t� r�guli�rement constat�. "
Allons ! Il fallait s'arracher au sommeil tentateur, trouver, � tout prix, quelque lieu o� son corps entra�n� par la fonte des neiges ne risquerait pas de dispara�tre dans le gouffre.
Il avisa au-dessus de lui, une large table de pierre. Il fallait gagner ce refuge, s'y �tendre et y mourir.
L'effort qu'il fit pour y atteindre, en r�veillant toutes ses douleurs, ranima ses �nergies : " J'ai bien march� jusque-l�. Pourquoi ne pas continuer ? " Et il se remit en route.
Pour avoir le courage de marcher, il s'effor�ait de ne plus penser � l'horreur de sa situation... Il luttait... se gourmandait : " Ma femme si elle croit que je vis, elle croit que je marche. Les camarades croient que je marche. Ils ont tous confiance en moi. Et je suis un salaud si je ne marche pas. "
Le souffle court et bruyant, il poursuivait sa progression, coup�e de chutes dans les torrents, en lutte avec le courant, avec les glaces et la faim et l'inexprimable �puisement ; au soir du sixi�me jour, enfin, il atteignit une zone bois�e et son c�ur battit � grands coups : l�-bas, l�-bas, dans un horizon lointain, il avait cru distinguer les phares d'une automobile.
D'autres signes de vie apparurent ; des guanacos qui sautaient de roche en roche... mais il �tait tellement las... Il devait fr�quemment faire halte pour frictionner ses pieds de neige, puis il perdait la m�moire. � chaque arr�t, il oubliait quelque chose... un gant, sa montre, son couteau, sa boussole. Il allait s'appauvrissant et pourtant il se r�p�tait : " Ce qui sauve c'est de faire un pas. Encore un pas... "
Harass�, priv� de nourriture, son c�ur non plus n'allait pas fort. Il le sentait qui h�sitait, s'arr�tait, reprenait son rythme et il encourageait son c�ur : " Allons ! un effort. Tache de battre encore... C'�tait un c�ur de bonne qualit�. Il �tait fier de ce c�ur. " Et l'aube enfin se leva sur une contr�e miraculeuse : une plaine immense, des verdures... Emport� par son d�sir, soutenu par l'automatisme acquis � force de tension, il d�vala les derni�res pentes, tr�buchant dans les �boulis, se relevant, arrachant l'herbe � pleines mains pour tromper sa faim, sa soif et, tout � coup, � ses pieds, un mince filet d'eau. Il se penche, boit avidemment et demeure fascin� : au bord de l'eau, des traces de sabots de
mules !... Rassemblant toutes ses forces, il suit la piste muleti�re, croit apercevoir une cabane, une femme, un enfant, des ch�vres. Il veut crier, mais ne peut �mettre qu'un bruit rauque, une sorte de raclement.
Des chiens aboient. La femme se retourne et, prise de peur, empoigne l'enfant, saute sur une mule et dispara�t au galop :
" Guillaumet qui avait entrevu le salut, s'abattit � bout de forces... "
Heureusement, apr�s ce mouvement de frayeur, la femme se ravisa. Un fant�me qui s'�croule ne peut gu�re �tre dangereux !
S'approchant du malheureux, elle reconnut sur ce corps martyris�, les blessures de la montagne. Elle frotta le visage bl�me, le ranima, et Guillaumet, avec son aide, se tra�na jusqu'� sa hutte. La paysanne le d�shabilla, le coucha, fit lever pour lui faire place, ses deux enfants endormis.
- Mon mari rentrera ce soir. Il a des rem�des, lui dit-elle. Vous serez vite d'aplomb.
L'homme, un vieux contrebandier, massa ses muscles froiss�s, �tendit sur la peau gel�e des onguents et .pr�vint la police mont�e.
Un jour plus tard, le poste de San Carlos envoyait une voiture � la rencontre du pilote qui, � dos de mule et guid� par son h�te, descendait les quinze kilom�tres qui s�paraient l'abri de la route.
Cinq jours durant, Saint-Exup�ry et Deley avaient fouill� la Cordill�re, mais que pouvaient deux appareils !
" Il nous semblait que cent escadrilles naviguant pendant cent ann�es, n'eussent pas achev� d'explorer cet �norme massif... "
Tout espoir paraissait perdu. Les contrebandiers refusaient d'aventurer, sur les contreforts montagneux, des caravanes de secours ; les officiers chiliens conseillaient d'interrompre les recherches : " C'est l'hiver ; votre camarade, s'il a surv�cu � sa chute, n'a pas surv�cu � la nuit. La nuit, l�-haut, quand elle passe sur l'homme, elle le change en glace. " " Au cours du septi�me jour, narre Saint-Exup�ry, tandis que je d�jeunais, entre deux travers�es, dans un restaurant de Mendoza, un homme poussa la porte et cria, oh ! peu de chose :
- Guillaumet... vivant ! Et tous les inconnus qui se trouvaient l�, s'embras�rent.
Dis minutes plus tard, j'avais d�coll�... Quarante minutes plus tard, j'avais atterri le long d'une route, ayant reconnu, � je ne sais quoi, la voiture qui t'emportait... Ce fut une belle rencontre, nous pleurions tous, et nous t'�crasions dans nos bras, vivant, ressuscit�, auteur de ton propre miracle. C'est alors que tu exprimas, et ce fut ta premi�re phrase intelligible, un admirable orgueil d'homme : " Ce que j'ai fait, je le jure, jamais aucune b�te ne l'aurait fait. " Le soir m�me, en avion, Saint-Exup�ry ramena son camarade � Mendoza. Il le veilla, le soigna, l'aida � se d�livrer de la path�tique aventure.
" Que restait-il de toi, Guillaumet ? Nous te retrouvions bien, mais calcin�, mais racorni, mais rapetiss� comme une vieille l... Ton corps n'oubliait pas les rochers, ni les neiges. Ils te marquaient. J'observais ton visage noir, tum�fi�, semblable � un fruit blet qui a re�u des coups. Tu �tais tr�s laid et mis�rable, ayant perdu l'usage des beaux outils de ton travail : tes mains demeuraient gourdes, et quand, pour respirer, tu t'asseyais sur le bord de ton lit, tes pieds gel�s pendaient comme deux poids morts... " Et je pensais : Si on lui parlait de son courage, Guillaumet hausserait les �paules... Le courage de Guillaumet, avant tout, est un effet de sa droiture.
" Sa v�ritable qualit� n'est point l�. Sa grandeur, c'est de se sentir responsable. Responsable de lui, du courrier et des camarades qui esp�rent. Il tient dans ses mains leur peine ou leur joie. Responsable de ce qui se b�tit de neuf, l�-bas, chez les vivants. � quoi il doit participer. Responsable un peu du destin des hommes, dans la mesure de son travail.
" Il fait partie des �tres larges qui acceptent do couvrir de larges horizons de leur feuillage. �tre homme, c'est pr�cis�ment �tre responsable. C'est conna�tre la honte en face d'une mis�re qui ne semblait pas d�pendre de soi. C'est �tre fier d'une victoire que les camarades ont remport�e. C'est sentir, en posant sa pierre, que l'on contribue � b�tir le monde. "
Peu apr�s cette aventure, des �chos singuliers arriv�rent jusqu'aux pilotes. L'A�ropostale, � en croire ces rumeurs, �tait menac�e de faillite.
Bouilloux-Lafont, le banquier, aurait fait de mauvaises affaires... Toutes ses entreprises se tenant, le krack de l'une entra�nerait la ruine de toutes.
Ce qui se chuchotait � l'oreille, �clata bient�t au grand jour... Les manchettes des journaux relat�rent en gros caract�res : " L'Affaire de l'A�ropostale ".
Bouilloux-Lafont essaya de tenir t�te et il l'e�t sans doute emport�, si son fils, sur la foi de documents qui furent reconnus fabriqu�s, n'avait pas accus� les ennemis de son p�re de s'�tre vendus � l'Allemagne.
On refusa au vieux banquier le renouvellement du contrat qui l'e�t sauv� et il ne put obtenir les quelque quatre-vingts millions sur lesquels il avait cru, en toute bonne foi, pouvoir compter.
Ainsi fut consomm�e la ruine d'un homme dont la faute, en fin de compte, se r�duisait � avoir essay� de r�aliser pour l'aviation fran�aise, " par son audace, son impulsion et sa foi, ce que la France, elle, e�t d� faire. "
Bref, en mars 1931, l'A�ropostale fut mise en liquidation judiciaire. Les lignes du Chili, du P�rou � la Bolivie, les lignes de l'Argentine au Paraguay furent suspendues ; l'ouverture des lignes int�rieures remise sine die et Daurat, le chef rude et ferme qui avait su imposer la religion du courrier, qui avait hauss� celui-ci � la hauteur du devoir, Daurat, " qui avait tri� les hommes au crible du courage, de l'�mulation, du danger ", Daurat �tait remplac�.
L'A�roposta Argentina, elle aussi, interrompait ses services. Elle allait �tre, avec d'autres lignes a�riennes, englob�e dans une soci�t� unique contr�l�e par l'�tat. Cette soci�t�, c'est aujourd'hui notre " Compagnie Nationale de Navigation a�rienne. "
Quant � Saint-Exup�ry, il �tait rappel� en France.
� cette �poque l'auteur de " Vol de nuit " re�ut le prix F�mina.
Ces subsides arriv�rent � point. Saint-Ex �tait fatigu�. Les hautes luttes, men�es � l'extr�mit� du monde contre les vents, les monts, l'orage, n'avaient certes pas eu raison de son solide temp�rament, mais elles l'avaient momentan�ment surmen�.
D'une g�n�rosit� sans �gale et n'ayant jamais su compter, le pilote n'�tait pas riche. Il ne d�daignait pas les biens que l'argent peut procurer, mais il s'en pr�occupait peu et ne songeait gu�re � amasser.
" Quiconque lutte, a-t-il �crit, dans l'unique espoir de biens mat�riels, ne r�colte rien qui vaille de vivre. "
Saint-Exup�ry s'accorda donc quelque repos et go�ta la douceur des jours o�, � l'�cart du combat, l'homme, en se d�tendant, se recr�e.
Il �tait autant que quiconque, et peut-�tre plus que quiconque, apte � jouir de cette halte, lui, dont le regard juv�nile transfigurait �tres et choses, les rendant � une v�rit� que le blas� ne per�oit plus.
Po�te des nuits et de l'espace, il est �galement l'enchanteur des fleurs et des jardins, de la gr�ce neuve des jeunes filles, de la douceur des foyers.
Un enfant endormi le touche, mais aussi le visage dur et paisible de la vieille paysanne qui dort son dernier sommeil. Le myst�re des �tres l'�meut, ce tr�sor qu'ils portent en eux et qu'il conna�t si fragile.
" Le plus important est invisible ", dira-t-il lorsqu'il aura le Petit Prince dans ses bras. " C'est v�ritablement utile puisque c'est joli ", s'�criera l'enfant myst�rieux. " Les yeux sont aveugles, il faut chercher avec le c�ur... " Il sait tout voir avec le c�ur.
Et puis encore, lui qui sait jouer, simple et spontan� comme l'enfant, pendant ces jours o� se d�nouent les rudes sangles du m�tier, sans doute joue-t-il avec son violon et ses cartes, ses inventions, ses dessins, ses manuscrits...
Et les souvenirs des heures de vol, les myst�rieuses d�couvertes des atterrissements impr�vus, revenaient en foule � sa m�moire : jeunes filles aux vip�res, rencontr�es dans ce ch�teau de l�gende aux boiseries d�labr�es, aux parquets effondr�s, mais o� tout �tait si brillant. si bien astiqu�, si lustr�.
" Aujourd'hui je r�ve. Tout cela est bien lointain. Que sont devenues ces deux f�es ? Sans doute se sont-elles mari�es. Mais alors ont-elles chang� ? Il est si grave de passer de l'�tat de jeune fille � l'�tat de femme. Que font-elles dans une maison neuve ? Que sont devenues leurs relations avec les herbes folles et les serpents ? Elles �taient m�l�es � quelque chose d'universel. Mais un jour vient o� la femme s'�veille dans la jeune fille ? On r�ve de d�cerner enfin un dix-neuf. Alors un imb�cile se pr�sente. Pour la premi�re fois, des yeux si aiguis�s se trompent et l'�clairent de belles couleurs. L'imb�cile, s'il dit des vers, on le croit po�te. On croit qu'il comprend les parquets trou�s, on croit qu'il aime les mangoustes. On croit que cette confiance le flatte, d'une vip�re qui se dandine, sous la table, entre ses jambes. On lui donne son c�ur qui est un jardin sauvage, � lui qui n'aime que les parcs soign�s. Et l'imb�cile emm�ne la princesse en esclavage. "
Ouvrier du plus beau m�tier, po�te, penseur, est-ce l� tout Saint-Exup�ry ?
Il faut encore laisser entendre que cet homme, au c�ur si s�r, fut aussi un tourment� et qu'il connaissait le poids des longues journ�es o� l'on s'enferme, non plus dans une solitude vivifiante, mais dans la morne d�sesp�rance de soi-m�me et de l'univers.
Mais comme il s'�tait lib�r� de la hantise des espaces vides et des �tendues st�riles, il savait se d�livrer des heures moroses, ent�n�br�es, revenir vers les hommes avec ce regard �tonn�, ce visage clair et sain, cette d�licieuse simplicit�, avec surtout son sourire qui n'appartient qu'� lui, et qu'il donnait sans compter " parce qu'il �tait charmant et qu'il y avait au fond de son c�ur honn�te et g�n�reux, de la bienveillance, de la compr�hension et de la gentillesse pour tout le monde ".
XIII
PILOTE D'ESSAIS... INVENTEUR...
� cette �poque, Saint-Exup�ry accepta de faire des essais d'appareils.
Pilote d'essais... Sait-on bien ce qu-on lui demande ? Se rend-on compte que c'est un homme qui est, vis-�-vis de l'avion, quelque chose comme le cow-boy sur une monture indompt�e ?
L'appareil qui l'attend, et qui brille dans le soleil de toutes ses t�les �blouies, ce " prototype " qui a co�t� des millions et tant de calculs et de veilles, et tant d'heures de travail, il s'agit de le mener si durement qu'il pr�sente, apr�s ce traitement, toutes garanties de s�curit�.
Qu'il c�de sous les rudes man�uvres et l'homme, li� � son destin, est entra�n� dans sa chute et encore faut-il compter sur les malaises du pilote plus certains, parfois plus graves, que les d�faillances de l'avion car cette conduite brutale provoque dans l'organisme d'inqui�tantes r�actions.
Quand l'avion amorce, en pleine vitesse, le virage, le pilote, momentan�ment perd la vue et ne la recouvre qu'en ligne droite. Le freinage brusque, dans une descente en piqu�, fait na�tre dans tous les organes, une douleur intol�rable et la circulation du sang, brutalement frein�e elle aussi, peut entra�ner la syncope.
D'autres p�nibles sensations naissent des variations de l'humidit� de l'air comme de la temp�rature. On ne passe pas impun�ment, en l'espace de quelques minutes, de + 12� au sol � - 56�, � dix ou douze mille m�tres d'altitude.
Ce sont l� pourtant faits courants dans la vie du pilote d'essais qui, pour juger sainement et rendre compte exactement, doit unir � l'exp�rience du pilote. la formation de l'ing�nieur.
� Saint-Rapha�l. Saint-Exup�ry essayait des hydravions. Sa langue pr�cise et imag�e a d�crit le travail de l'appareil sous l'impulsion des moteurs, la mer creus�e par le soc de la gigantesque charrue, le dur clapotis de la vague, r�sonnant contre la coque, le pouvoir, qui na�t de la vitesse et se transmet au conducteur.
" Le pilote ferme les mains sur les commandes et, peu � peu, dans ses paumes creuses, il re�oit ce pouvoir comme un don. Les organes de m�tal des commandes, � mesure que ce don lui est accord�, se font les messagers de sa puissance.
" Quand elle est m�re, d'un mouvement plus souple que celui de cueillir, le pilote s�pare l'avion d'avec les eaux et l'�tablit dans les airs. "
Un hydravion, celui que Saint-Ex doit �prouver, est amarr� au quai Jean-Bart, un minuscule canot au flanc.
L'appareil est muni de ces multiples commandes qui sont comme le prolongement des membres de l'aviateur, mais il est, en outre, bourr� d'une quantit� d'enregistreurs : thermom�tres et cadrans, niveaux, montres et voyants destin�s � v�rifier l'endurance des mat�riaux, les consommations en huile, en essence, en eau, bref, tout le comportement de la m�canique nouvelle qui va prendre l'air aujourd'hui.
� l'heure convenue, la haute silhouette du pilote se d�tache des platanes du quai.
Il arrive de son pas �gal, alourdi par l'armure du vol et son double parachute.
L'ing�nieur est � ses c�t�s. Tous deux montent dans le canot qu'une planche joint � la terre, mais, seul, le pilote s'engouffre dans la carlingue.
Et tandis qu'une cha�ne ram�ne au quai l'embarcation, Saint-Exup�ry d�colle.
Il prom�ne au-dessus de la baie et des rochers rouges des deux Lions, le tonnerre de son appareil, essayant et v�rifiant du pied et de la main, les commandes... Il s'�vade vers l'Est�rel, revient � la baie, prend de la vitesse et monte si haut que le vrombissement des moteurs n'est plus qu'un bourdonnement d'insecte.
En tra�ant la derni�re spirale qui se perd dans le bleu du ciel, le pilote se cale sur son si�ge... Avant de descendre en piqu�, cherche, avec les reins, le contact du parachute et s'assure, d'un bref regard, de la direction de sa plong�e, puis, prend du large vers le soleil et pousse l�g�rement sur le manche.
L'audace de sa descente a r�veill� l'id�e du risque - un risque pleinement accept� - mais, durant quelques secondes, il n'est plus qu'un corps qui souffre.
� quelque distance de la mer, il tire brusquement sur le manche ; l'avion se cabre, un voile brouille la vue du pilote, et tout � coup, avec un bruit de ferraille, un brutal �cart de l'avion... Une des ailes s'est d�tach�e, l'appareil tombe en deux morceaux.
Saint-Ex a le temps de faire man�uvrer la glissi�re, mais il ne peut pas sauter. La pression le cloue � son si�ge. Son visage �bauche un sourire.
Sur le rivage, les gens s'agitent, une vedette quitte le quai.
L'hydravion a p�n�tr� dans les profondeurs de l'eau, la mer se rue dans la carlingue, mais l'homme, r�veill�, fait face.
Il lutte avec tant de courage, qu'il sort de sa prison liquide et atterrit sur l'aile intacte.
La vedette accoste l'appareil. On interpelle, on tend les bras ; Saint-Ex embarque, regarde tous ces visages amis.
" J'ai bien cru me noyer, dit-il, c'est merveilleux ; donnez-moi une cigarette...
Dans ce m�tier p�rilleux. Saint-Exup�ry d�couvrait une nouvelle raison de fiert�, un th�me neuf de m�ditation ; la fiert� du risque utile et de cette fid�lit� qui veut que l'homme d'un m�tier l'�prouve en totalit� ; un th�me neuf, l'�tude des relations de la science et de l'exp�rience, de la logique math�matique et de la sagesse humaine.
" Il est rare, a-t-il �crit, que l'engin sorte de l'analyse math�matique comme le poussin sort de l'�uf. "
Nos ing�nieurs affirment qu'un jour le pilote d'essais ne sera plus qu'un instrument de mesure. Et certes, je le crois comme eux. Je crois aussi que viendra le jour o�, lorsque nous souffrirons sans savoir pourquoi, nous nous confierons � des physiciens qui, m�me sans nous interroger, nous retireront une seringu�e de sang, en d�duiront quelques constantes qu'ils multiplieront les unes par les autres, apr�s quoi, ayant consult� une table de logarithmes, ils nous gu�riront par une pilule.
Et cependant, lorsque je souffrirai, je m'adresserai �, tel vieux m�decin de campagne qui m'observera du coin de l'�il, me tapotera le ventre, collera contre mes �paules un vieux mouchoir, au travers duquel il �coutera, puis toussera un peu, allumera sa pipe, se frottera le menton et me sourira pour mieux me gu�rir.
Je crois encore en Coupet, Lasne ou D�troyat, pour qui l'avion n'est pas seulement une collection de param�tres, mais un organisme qu'on ausculte. Ils atterrissent. Ils font distraitement le tour de l'appareil. Du bout des doigts, ils caressent le fuselage, tapotent l'aile. Ils ne calculent pas : ils m�ditent. Puis, se tournant vers l'ing�nieur et simplement : " Voil�... il faut raccourcir le plan fixe. "
Et quelle ironie souriante dans les lignes par o� il conclut :
" Le th�oricien croit en la logique. Il croit m�priser le r�ve, l'intuition, la po�sie. Il ne voit pas qu'elles se sont d�guis�es, ces trois f�es, pour le s�duire comme un amoureux de quinze ans. Il ne sait .pas qu'il leur doit ses plus belles trouvailles. Elles s'�taient pr�sent�es sous le nom " d'hypoth�ses de travail ", de " conditions arbitraires ".
Comment e�t-il soup�onn�, le th�oricien, qu'il trompait la logique aust�re et qu'en les �coutant, il �coutait chanter les Muses. J'admire la Science, bien s�r. Mais j'admire aussi la Sagesse. "
Et certes, Saint-Exup�ry peut, dans la recherche technique, faire la part large � l'intuition, car il en parle d'exp�rience.
Admirable �crivain, pilote magnifique, il est encore math�maticien, inventeur.
� Brest, o�, avant de rejoindre la Ligne Am�rique-du-Sud, il suivit un Cours sup�rieur de navigation a�rienne, le directeur du Cours affirme l'avoir vu retrouver seul la plupart des instruments de navigation automatique et en d�couvrir de nouveaux.
" Son g�nie �tait, �crit-il, de d�celer des rapports invisibles entre deux ordres de ph�nom�nes a priori tr�s diff�rents, et de se servir de leur combinaison pour r�soudre plus facilement un probl�me. "
Quinze ans plus tard, ce m�me directeur, devenu le colonel Chassin, reverra Saint-Ex � Alger et t�moignera de son g�nie math�matique, auquel le c�l�bre a�rodynamicien am�ricain, Th�odore Von Karman, a rendu hommage en ces termes :
" Je viens de recevoir la visite du c�l�bre pilote et �crivain fran�ais, Antoine de Saint-Exup�ry, qui m'a expos� ses id�es concernant l'a�rodynamique. Ces id�es sont extraordinairement nouvelles et susceptibles d'apporter � notre science, de consid�rables d�veloppements. Il en est une en particulier qui m'a sembl� si int�ressante, que je vous demande de bien vouloir entreprendre d'urgence des exp�riences � ce sujet. " " Suivait, continue le colonel Chassin, l'expos� d'une id�e d'Antoine, relative � une utilisation originale des plans auxiliaires, dits Flettners, en relation avec les pulsations verticales du vent. " Son activit� d'inventeur s'est principalement exerc�e dans les trois � quatre ann�es qui ont pr�c�d� la guerre et, dans ce court laps de temps, il est devenu titulaire de dix brevets d'invention, additions et documents qui concernent, pour la plupart, les probl�mes de son m�tier ; goniographe, lecture d'appareils indicateurs, traceur de route, atterrissage, visibilit�, sustentation et propulsion dans un milieu fluide compressible, allumage et d�marrage des moteurs, rep�rage par ondes �lectro-magn�tiques sont l'objet de ces brevets qui apportent aux probl�mes pos�s d'ing�nieuses et toujours pratiques solutions.
" De sa culture scientifique de base, �crit A.-R. M�tras dans le bel ouvrage que Confluences a consacr� � l'�crivain, Saint-Exup�ry avait gard� le go�t des sciences physiques... La difficult� math�matique ne le heurtait point, mais il s'effor�ait constamment de substituer � l'aridit� d'une d�monstration purement math�matique, une explication de logique formelle, �liminant tout symbolisme. Il �tait fort curieux de suivre alors le travail de son esprit imaginatif, faisant appel aux analogies souvent les plus. inattendues et aux raisonnements philosophiques les plus subtils. "
Et, apr�s avoir analys� la nature et la port�e des brevets dont Saint-Ex est titulaire, apr�s avoir soulign� l'ing�niosit� et le tour tr�s personnel des solutions adopt�es, l'auteur de l'article ajoute : " Il ne nous appartient pas ici de discuter de la valeur pratique et des possibilit�s de r�alisation de ces inventions. Tous ceux qui ont � toucher. de pr�s ou de loin, aux brevets d'invention, savent par exp�rience les efforts consid�rables que doit d�ployer le cr�ateur, en collaboration avec le constructeur, pour la mise au point d'un dispositif nouveau dont le principe appara�t cependant non seulement s�duisant, mais simple.
" Je crois savoir que l'inventeur se mit en relations avec des constructeurs et qu'il y re�ut bon accueil. Mais d'une part ses brevets �taient r�cents et l'homme, d'autre part, si �loign� des notions d'int�r�t, qu'il m'�tonnerait beaucoup d'apprendre que son �nergie, cependant certaine, se soit employ�e avant 1939 � la r�alisation d'une de ses inventions.
" Pour les brevets mettant en jeu l'utilisation des ondes �lectromagn�tiques ou les ph�nom�nes de r�action, il se peut que les travaux issus de la guerre aient donn� lieu � des inventions et r�alisations qui d�passent les textes de Saint-Exup�ry.
" Mais n'est-il pas �mouvant et remarquable que leur auteur, si souvent isol� de la terre et des hommes, au sein de l'atmosph�re parfois hostile, ait pu pr�cis�ment, sur des probl�mes difficiles, sans le concours d'aucun laboratoire, concevoir des solutions et proposer des r�alisations, � une �poque o� d'�minents techniciens, sinon m�me, des savants, en �taient pr�cis�ment aux �tudes pr�liminaires.
" J'ai conscience, termine l'auteur, que la disparition de Saint-Expup�ry a priv� l'a�ronautique fran�aise, non pas seulement d'un grand pilote, mais bien plus encore d'un chercheur dou� d'une prodigieuse imagination cr�atrice. "
Et il arrivait fr�quemment que le feu, en quelque sorte, pr�c�d�t ou accompagn�t l'invention : travaux myst�rieux, exp�riences hydrodynamiques dont sa baignoire �tait le th��tre et des cartes � jouer les mod�les ; envol gracieux d'h�licopt�res, que les petits Napolitains applaudissaient, �merveill�s, et qui devaient apporter des m�thodes neuves de parachutage.
La r�alisation technique, cependant, l'int�ressait peu ; " ce qu'il aimait, �crit Jean Leleu, c'�tait le jeu de l'intelligence. C'est pourquoi il pr�f�rait, entre tous les probl�mes, ceux dont la solution demande plus de finesse et d'�l�gance intellectuelle que de connaissances techniques...
" Il reprochait souvent aux sp�cialistes d'avoir l'esprit �troit et encombr�, et les probl�mes qu'il leur posait dans leurs propres domaines de travail �taient des d�fis de son intelligence cultiv�e, mais affranchie de pr�jug�s, � leur science trop exacte et incapable d'�vasion... En r�alit�, c'�tait l'efflorescence de quelque chose d'infiniment plus �lev�, le travail incessant d'un esprit noble � la recherche de la v�rit�... "
Un soir, rapporte Jean Leleu, " tandis que nous regardions le V�suve d�fier le black-out de Naples, la conversation s'engagea tout naturellement sur la physique mol�culaire. Saint-Ex se lan�a dans la discussion avec son enthousiasme coutumier. Il avait sur ce sujet, comme sur tant d'autres, beaucoup lu et beaucoup r�fl�chi, et poss�dait de fortes connaissances scientifiques. Il nous expliqua les raisons pr�cises qui lui permettaient de pr�voir la mise au point prochaine de la bombe atomique et cette anticipation nous bouleversa. Mais, c'est surtout le c�t� philosophique de la d�sint�gration de la mati�re par l'homme qui le tourmentait. Cet accroissement formidable de la puissance humaine � l'�chelle sid�rale �tait pour lui un �l�ment nouveau dans un des grands probl�mes de la vie : la position de l'homme par rapport � la divinit�.
" C'est ainsi, ajoute Jean Leleu, que je devinai combien la vie int�rieure de Saint-Ex �tait intense et quelle philosophie �lev�e il tentait sans cesse de d�gager des faits et des id�es ".
XIV
AU CENTRE DU D�SERT.
SAINT-EXUP�RY JOURNALISTE
Au cours de l'�t� 1935, Saint-Exup�ry put enfin r�aliser un de ses r�ves les plus chers : la possession d'un appareil personnel. Celui-ci, un Caudron Simoun, belle machine nerveuse et rapide, le remplit d'une joie semblable � la joie de l'enfant � No�l et cette joie, le minist�re de l'Air la consacre en lui proposant une mission autour de la M�diterran�e.
Il survole alors tour � tour l'Espagne, le Maroc, l'Alg�rie, la Tripolitaine et la Gr�ce, la Turquie. Il pose son bel avion rouge � Madrid et � Casa, � Alger, � Tripoli ; au Caire, � Beyrouth et dans combien de villes encore, parlant dans toutes, avec cette chaleur contenue qui anime �crits et langage, du m�tier qui lui tient au c�ur, de ses noblesses, de la po�sie inconnue des voyages a�riens, des services que le monde moderne va recevoir de l'aviation.
Et comme il est l'homme du souvenir et de toutes les fid�lit�s, le d�sert, transfigur� par le rezzou ; la pampa, o� rugit le vent, les piliers g�ants des Andes et les combats hom�riques que, pour l'honneur du courrier, les pilotes livrent chaque jour � l'air, aux neiges, � l'avion, passent et repassent dans ses r�cits et soul�vent l'enthousiasme. De magnifiques photographies rapport�es d'Afrique, d'Am�rique, de la Cordill�re notamment, illustrent ses conf�rences et concourent � leur succ�s. L'aviateur rentre en France � la fin du mois de d�cembre, bravant les temp�tes de neige qui s�vissent, cet hiver-l�, en Italie, et triomphant, comme en se jouant, des brumes qui lui d�robent nos c�tes. En France, d'autres soucis l'attendent... Son appareil l'enchante, mais encore faut-il pouvoir l'approvisionner en essence. Les 180 CV du Simoun et ses 290 km.-heure, sont terriblement exigeants...
L'aventurier du d�sert et des cyclones de la Patagonie ne peut vraiment se contenter des promenades anodines de quelque pilote amateur, ni d'horizons limit�s par l'�tat de ses propres finances. Son destin est de faire partie de cette phalange de d�couvreurs sur les risques desquels s'�difie la s�curit� de l'avenir. Or, il apprend qu'une prime de cent cinquante mille francs est promise � l'aviateur qui, avant le 31 d�cembre, aura battu le record Paris-Saigon.
Le dernier pilote, qui vient de tenter l'�preuve, Andr� Japy, a couvert en quatre-vingt-sept heures la distance qui s�pare Paris du port cochinchinois.
Saint-Exup�ry esp�re pouvoir faire mieux. Il a appr�ci�, lors de sa derni�re randonn�e, les qualit�s de son appareil, sa souplesse, sa rapidit� ; la pr�cision de ses organes de direction.
Il d�cide de partir.
Cependant, les circonstances ne semblent pas favorables. L'aviateur a fait au Bourget des vols d'essai satisfaisants, mais, du fait des conditions atmosph�riques d�plorables, les �preuves n'ont pu avoir lieu qu'� la veille de son d�part. Celui-ci est urgent, puis que le r�glement fixe au 31 d�cembre la limite de la comp�tition.
Le 29, � 7 heures du matin, l'�quipage : pilote et m�canicien, quitte le Bourget.
Il va voler dans de mauvaises conditions : vents contraires, nuits sans lune et sans rep�res, car, pour all�ger l'appareil, Saint-Ex n'embarque ni radio, ni goniom�tre ; mais il a confiance en lui et en son second, Pr�vot, un ancien metteur au point d'Air-Bleu, dont il a d�j� �prouv� le sang-froid, l'ing�niosit�. Enfin, les m�t�os sont meilleures. Un vent arri�re de trente � quarante kilom�tres-heure est annonc� par l'O.N.M. Tunis et Benghazi confirmeront l'information.
� 9 h. 10, l'aviateur survole Marignane et continue sur la M�diterran�e.
Un accident insignifiant - une fuite d'essence au jaugeur d'un r�servoir - l'oblige � faire demi-tour et le retarde quelque peu. � 14 heures, il atterrit � Tunis.
D�s la M�diterran�e, l'avion a rencontr� des nuages bas, des averses ; le pilote a d� descendre � vingt m�tres, mais la pluie s'est apais�e apr�s une heure trente de vol et les pilotes se r�jouissent.
� Tunis, tandis qu'on fait le plein d'essence, Saint-Exup�ry est t�moin d'un accident qui l'impressionne p�niblement.
Sur la route qui longe la piste, deux voitures se sont tamponn�es. Des hommes courent vers l'a�rodrome :
- T�l�phonez... Un m�decin... La t�te...
Quelqu'un parle de fracture du cr�ne.
Saint-Exup�ry se d�tourne, le c�ur serr�. Il ne veut rien savoir " de ce front inerte et sanglant " ; il va droit � son avion, mais il conserve une impression de menace... Ce bruit sourd, sans �cho, qui a accompagn� le choc, r�sonne en lui comme un signal. Il s'arrache � cette m�lancolie et d�colle vers Benghazi...
Deux heures de jour restent au pilote, deux heures pendant lesquelles il va voir " venir la nuit o� l'on s'enferme comme dans un temple ", jouir de cette heure pr�cieuse dont il a �crit :
" Je ne connais rien, je dis, rien, qui vaille cette heure-l�. Et ceux-l� me comprennent bien qui ont subi l'inexplicable amour du vol. La mort lente du jour, la lumi�re des premiers astres " qui tremblent dans une eau verte ", l'entr�e sous la vo�te des �toiles, l'�crivain les a d�crites avec ces mots �vocateurs qui n'appartiennent qu'� lui.
Apr�s avoir atterri � Benghazi, dans la route d'or que le projecteur lui trace, il se met de nouveau en roule. Il est alors 22 h. 30. L'intention de l'aviateur est d'atteindre, d'un seul coup d'aile, Bassorah, au nord du golfe Persique. �vitant la zone c�ti�re, il veut arriver au Caire en suivant une ligne droite, qui coupera le d�sert de Lybie. Il se trouvera au dessus du Nil entre Le Caire et Alexandrie, et b�n�ficiera du rep�re des lumi�res des deux villes.
Il d�colle donc de Benghazi et vire vers le d�sert. Une lumi�re amie le suit jusqu'� la nuit t�n�breuse, dans laquelle s'engouffre son avion, puis, apr�s, c'est le silence...
Benghazi franchi, aucune nouvelle ne parvient, et c'est en vain que les stations alert�es surveillent le ciel et ses grands avions migrateurs...
" Le silence empire de minute en minute, ainsi qu'une maladie fatale. " Apr�s trois jours et trois nuits, l'esp�rance des plus forts vacille..., et pourtant, � cette �poque, un Chef de Ligne confie � Jean
Paul G�rard : " Il a la plus belle sant� morale que je connaisse. Ne craignez rien. Il est l'homme des grands combats. Il doit se tirer d'affaire. "
L'�v�nement donna raison au Chef de Ligne, mais le combat que d�t mener l'aviateur fut, en effet, un grand combat.
C'est une nuit sombre, une nuit sans lune dans laquelle Saint-Ex a plong� et, ainsi que nous l'avons dit, la privation de ses appareils de bord le frustre de tout secours ext�rieur et de la possibilit� de fixer sa position.
Il vole, confiant dans les renseignements m�t�o, ignorant qu'une saute de vent vient de substituer un fort vent debout au vent arri�re pr�c�demment annonc�.
Et comme il ne peut attendre aucun message ni de l'homme ni du ciel, il s'absorbe dans la conduite de l'appareil et dans cette profonde m�ditation qui, toujours, accompagne son vol.
" Nous traversons, �crira-t-il, la grande vall�e noire des contes de f�es, celle de l'�preuve. Ici, point de secours. Ici point de pardon pour les erreurs. Nous sommes livr�s � la discr�tion de Dieu. "
Les minutes, les heures passent, et le Nil n'appara�t point...
Le pilote s'�tonne. Il fixe � sa s�r�nit� une certaine limite en temps : " Quatre heures quinze de vol ; apr�s cette dur�e, m�me par vent nul, et le vent nul est improbable, j'aurai d�pass� la vall�e du Nil ".
Pr�vot se r�veille et constate :
- On devrait arriver au Caire.
L'inqui�tude monte comme une eau trouble. Saint-Exup�ry consulte sa carte et se croyant assur� d'avoir abord� � pr�sent les cotes 0, il se rapproche du sol ; l'altim�tre marque 400 m�tres. Serr� contre sa fen�tre, il essaie de d�couvrir des feux, des signes, quelque chose...
Et c'est alors, qu'� deux cent soixante-dix kilom�tres-heure, l'avion percute sur une colline !
L'appareil tremble de toutes ses t�les, tourne sur lui-m�me, pulv�rise son aile droite et se fixe finalement " dans une immobilit� glac�e ".
Les deux hommes qui attendaient la flamme rouge de l'incendie, l'�clatement de l'appareil, eux qui se voyaient d�j� foudroy�s, an�antis, sautent par la fen�tre arrach�e et se retrouvent, sains et saufs, � vingt m�tres du Simoun.
La colline sur laquelle l'appareil vient de se briser est couverte de cailloux ronds. L'avion a roul� sur ceux-ci, ce qui a amorti le choc et sauv� la vie de l'�quipage.
Saint-Exup�ry, plus tard, s'avisera de cette heureuse chance ; de m�me qu'il se f�licitera de la r�sistance du Simoun, dont la carlingue est intacte, mais pour l'instant, lui et Pr�vot sont tout � la stup�faction de se retrouver vivants, �clair de joie vite obscurci, car une id�e, tout � coup, coupe court le bonheur de vivre.
Une lampe �lectrique � la main, Saint-Exup�ry fouille le sol : du sable, des pierres, pas un brin d'herbe, pas le moindre signe de vie... Ils sont tomb�s en plein d�sert et les voici plus naufrag�s que s'ils avaient abord� quelque �lot de l'Atlantique.
" On nous retrouvera en huit jours, songe Saint-Exup�ry, si nous sommes tomb�s en ligne droite... ; en six mois, pour peu que nous ayons d�riv� : dans les deux cas, il sera trop tard. "
Or, non seulement le sable a absorb� l'huile et l'essence, mais toutes les r�serves d'eau ont fui des r�servoirs crev�s : un peu de caf� et de vin blanc au fond de thermos pulv�ris�s, un peu de raisin, une orange ; ce sont l� de pauvres ressources.
� l'aube, leur martyre commen�a. Ils ont d�cid� de marcher. Le soir venu, ils reviendront � l'avion, pr�s duquel ils laissent des messages. Ils vont sur un sol �trange, m�tallique, coup� de d�mes aussi brillants que des armures. Au d�ni de toute logique, ils se dirigent vers l'Est.
Guillaumet, prisonnier des Andes, s'�tait �vad� vers l'Est. Confus�ment, �crira Saint-Exup�ry, " l'Est �tait devenu pour moi la direction de la vie "...
Avec la chaleur qui monte, na�t le tourment des mirages et lorsqu'ils gravissent quelque cr�te, l'horizon, � perte de vue, n'est que sable, pierres et soleil...
Ils se savent perdus et ils souffrent, non pour eux-m�mes - " rien pour soi n'est intol�rable ", - mais pour autrui. " Ah ! j'accepte bien de m'endormir. Mais ces cris que l'on va pousser, ces grandes flammes de d�sespoir... je n'en peux supporter l'image. Je ne puis pas me croiser les bras devant ces naufrages ! Chaque seconde de silence assassine un peu ceux que j'aime. "
Cette pens�e, qui d�j� fouettait l'�nergie d'un Guillaumet, r�veille leur volont� de vivre, mais leurs grands b�chers se consument... Aucun signe ne r�pond � leurs messages lumineux et la vie en eux s'�vapore comme s'�vapore une vapeur...
" Les B�douins, les voyageurs, les officiers coloniaux enseignent que l'on tient dans le d�sert de Lybie dix-neuf heures sans boire. Apr�s vingt heures, les yeux se remplissent de lumi�re et la fin commence : la marche de la soif est foudroyante.
Le vent du Nord-Est, toutefois, ce vent qui les a tromp�s et qui souffle sur le plateau, prolonge leur r�sistance...
D�s le second jour, changeant de tactique, Saint-Exup�ry d�cide d'aller seul en exploration. Pr�vot pr�parera un feu et l'allumera en cas de visite. Saint-Ex part, ne sachant pas s'il aura la force de revenir. " Je m'en vais, mais il me semble que je m'embarque en cano� sur l'Oc�an.
La situation dramatique n'emp�che pourtant pas l'aviateur de suivre la trace des fenechs, " renards des sables, gros comme des lapins et orn�s d'�normes oreilles ". Il s'int�resse � leurs m�urs...
Mais, avec la fatigue qui cro�t et cette soif qui le d�vore, les obsessions et les vertiges, les mirages se multiplient.
Cet homme qui gesticulait, ce n'�tait qu'un rocher noir ; ce B�douin n'�tait qu'un tronc d'arbre ; ce tronc lui-m�me �tait de marbre.
- Oh� ! Oh� !
- Il n'y a rien l�-bas, ne t'agite pas, c'est le d�lire...
" Je me parle ainsi � moi-m�me, �crit Saint-Exup�ry, car j'ai besoin de faire appel � ma raison. Il m'est si difficile de ne pas courir vers cette caravane en marche... l�... tu vois !
- Imb�cile, tu sais bien que c'est toi qui l'inventes. "
Le dialogue tragique se poursuit, entre l'aviateur ext�nu� qui tressaille et va pour bondir, et sa raison qui pulv�rise les images que le d�lire invente.
Le cr�puscule le d�grise... Avec lui, le mirage meurt. " L'horizon s'est d�shabill� de sa pompe, de ses palais... C'est un horizon de d�sert. "
Effray� de se sentir si loin, le pilote revient sur ses pas, mais, quand apr�s deux heures de marche, il aper�oit son camarade, son c�ur sursaute... La joie l'inonde.
Pr�vot est l�, illumin� par le feu qu'il a dress� pour rappeler l'aviateur. I1 est l� et il n'est pas seul : Pr�vot cause avec deux Arabes, adoss�s au moteur.
" Je crie joyeusement :
- Oh� !
" Les deux B�douins sursautent et me regardent. Pr�vot seul s'avance vers moi.
" Je lui dis :
- Enfin, �a y est !
- Quoi ?
- Les Arabes.
" Pr�vot me regarde dr�lement et j'ai l'impression qu'il me confie, � contre-c�ur, un lourd secret :
- Il n'y a point d'Arabes. "
Le matin du troisi�me jour, toutes leurs tentatives pour survivre se sont r�v�l�es impuissantes : le parachute, fix� au sol pour qu'il y recueille la ros�e, s'est imbib� d'une eau verd�tre, que leur estomac rejette. Est-ce l'enduit du parachute ou le d�p�t qui entartre les r�servoirs ? Dans les deux cas, c'est un �chec... Une orange retrouv�e dans les d�bris de l'avion leur cause une joie miraculeuse, " les hommes ne savent pas ce qu'est une orange ". Mais le fruit lumineux ne peut les sauver de la soif qui parchemine leurs organes et allume dans leurs yeux les lumi�res du d�lire.
Ils d�cident de partir, cette fois sans id�e de retour.
Ils marchent avec une h�te �trange, �c�ur�s par les mirages, poursuivis par la pens�e de ceux que leur silence menace. " On ne peut pas ne pas courir vers eux ".
Ils auront, pendant ces trois jours, couvert plus de quatre-vingts kilom�tres.
Imagine-t-on ces longues marches dans l'atmosph�re embras�e, d��us, tromp�s � chaque minute par les cruels mensonges des sables.
Avant la tomb�e du jour, un froid glacial les p�n�tre, qui n'est pas le froid de la nuit.
Saint-Exup�ry s'�tend, s'enfouit enti�rement dans le sable, la paix rena�t dans ses membres glac�s et las et sa pens�e prend son essor.
" Adieu, vous que j'aimais...
" � part votre souffrance, je ne regrette rien. Tout compte fait, j'ai eu la meilleure part. Si je rentrais, je recommencerais. J'ai besoin de vivre. Dans les villes, il n'y a plus de vie humaine.
" Il ne s'agit point ici d'aviation. L'avion, ce n'est pas une fin, c'est un moyen. Ce n'est pas pour l'avion qu'on risque sa vie. Ce n'est pas non plus pour la charrue que le paysan laboure.
" Je suis heureux dans mon m�tier... Je ne regrette rien. J'ai jou�, j'ai perdu. C'est dans l'ordre... Mais tout de m�me, je l'ai respir� le vent de la mer. Ceux qui l'ont go�t� uno fois n'oublient pas cette nourriture. N'est-ce pas, camarades ? Et il ne s'agit pas de vivre dangereusement. Cette formule est pr�tentieuse. Les tor�adors ne me plaisent gu�re. Ce n'est pas le danger que j'aime. Je sais ce que j'aime. C'est la vie. "
Fi�re parole, n'est-il pas vrai, alors que la mort menace et que le dernier espoir vient de s'enfuir avec l'avion qui a tourn� au-dessus de leurs t�tes et ne les a pas aper�us.
Ce n'est pas la premi�re fois que les naufrag�s, du d�sert ont pu se croire arrach�s � l'enlisement des sables.
Des appareils fran�ais, anglais, �gyptiens, sont � la recherche du Simoun.
Quelques-uns les ont survol�s. Pr�vot, moins exp�riment�, a multipli� les signes et les appels ; il s'est �puis� dans de grands gestes, mais l'espoir s'est �vanoui avec le grondement des moteurs.
Le vent, le lendemain, a chang�... " Nous sommes fr�l�s d�j� par le souffle chaud du d�sert. C'est le r�veil du fauve. "
Et l'aube de ce quatri�me jour n'a laiss� aucune ros�e sur les panneaux du parachute, tendus, la nuit sous les �toiles :
- En route, Pr�vot ! Nos gorges ne se sont pas ferm�es encore. Il faut marcher.
Ils vont, �trangement press�s, dans la fra�cheur du petit jour.
Ce vent d'Ouest qui souffle aujourd'hui, c'est bien le vent qui, en dix-neuf heures, s�che un homme. Leur �sophage est douloureux... des taches brillantes g�nent leur vue... ils vont vite... quand le grand soleil luira, il ne sera plus question de marcher...
Ils vont vite, mais n'avancent gu�re, forc�s maintenant de faire halte tous les cinq cents, bient�t tous les deux cents m�tres.
L'espoir les abandonne et leur peine aussi s'att�nue... Leur vie s'�puise et " le chagrin est li� aux fr�missements de la vie ".
C'est � cette heure d�sesp�r�e que quelque chose de nouveau, quelque chose d'inattendu, alerte soudain leur conscience. Peu de chose d'abord : un souffle, un signe, ce sable qui a remplac� les pierres brillantes, m�talliques, ces tertres et ces taches � l'horizon qui semblent des plaques de verdure et, tout � coup, des traces bouleversantes sur le sable!
" Ici, Pr�vot, deux hommes se sont s�par�s.
-- Ici, un chameau s'est agenouill�.
...Un chant monte dans le lointain ; un chant de France...
Pr�vot a saisi Saint-Exup�ry par le bras :
- Tu as entendu ?
- Quoi ?
- Le coq ! Alors... alors...
- Alors, bien s�r, imb�cile, c'est la vie ! "
Une maison blanche, une grande b�tisse s'�l�ve dans les sables de Lybie. C'est la demeure d'un ing�nieur fran�ais qui dirige, � Wadi-Natroum, une industrie de soude.
L'oasis de Wadi-Natroum sert de refuge aux nomades qui cherchent � �viter les r�gions frontali�res de l'�gypte et de la Tripolitaine.
Une caravane suivait la piste qui m�ne au Caire, lorsqu'elle aper�ut ces deux hommes qui tombaient � chaque pas. Les B�douins accourent, aspergent d'eau les malheureux, ils les contraignent � s'�tendre, les font se d�salt�rer, les hissent � dos de chameau et les conduisent � la demeure de l'ing�nieur, distante de trente kilom�tres...
Leur mission accomplie, les longues silhouettes drap�es de blanc s'effac�rent dans le d�sert...
Ce jour-l�, Monsieur Raccaud �tait absent ; mais le lendemain, comme il rentrait d'Alexandrie, pr�occup� par le sort des aviateurs dont chacun alors s'entretenait, il eut l'extr�me surprise de les trouver chez lui.
Dans le salon de sa demeure, Saint-Exup�ry fumait et d�j� philosophait.
" Quand on n'a plus rien � esp�rer, expliquait-il � ma femme, il est facile de mourir. "
Lorsque Saint-Exup�ry, c�dant � l'amicale pression des mains de l'Arabe sur ses �paules, se fut �tendu � terre ; quand il eut bu � longs traits l'eau qui l'arrachait � la mort, il la chanta, cette eau de r�surrection, de m�me qu'il chanta l'homme qui le d�livrait du d�sert.
" Eau, tu n'as ni go�t, ni couleur, ni ar�me, on ne peut pas te d�finir, on te go�te sans te conna�tre. Tu n'es pas n�cessaire � la vie : tu es la vie... Tu es la plus grande richesse qui soit au monde et tu es aussi la plus d�licate, toi si pure au ventre de la terre. On peut mourir sur une source d'eau magn�sienne.
On peut mourir, � deux pas d'un lac d'eau sal�e. On peut mourir, malgr� deux litres de ros�e qui retiennent en suspens quelques sels. Tu n'acceptes point de m�lange, tu ne supportes point d'alt�ration, tu es une ombrageuse divinit�.
" Mais tu r�pands en nous un bonheur infiniment simple...
" ...Quant � toi qui nous sauves, B�douin de Lybie, tu t'effaceras de ma m�moire. Je ne me. souviendrai jamais de ton visage. Tu es l'Homme et tu m'apparais avec le visage de tous les hommes � la fois. Tu ne nous as jamais d�visag�s et d�j� tu nous as reconnus. Tu es le fr�re bien-aim�. Et, � mon tour, je te reconna�trai dans tous les hommes. " De retour en France, avec des rires heureux, il touchait les meubles, les objets...
Ainsi que le convalescent qui trouve toutes choses nouvelles, il s'�merveillait de la vie qui lui �tait de nouveau donn�e.
Au d�but de 1937, Saint-Exup�ry entreprit un voyage pour Air-France. La Compagnie de Navigation a�rienne l'envoyait �tudier les possibilit�s de cr�ation de nouvelles lignes en Afrique.
L'aviateur pilotait son appareil personnel, un Caudron-Simoun-Renault. Pr�vot encore l'accompagnait.
Il se posa successivement � Casablanca, � Tindouf, � Tombouctou, � Bamako Il s'offrit m�me la fantaisie de faire go�ter au " seigneur lion " les charmes du transport a�rien, et comme celui-ci s'agitait, le grand enfant qu'�tait Saint-Ex, le dompta par... le saisissement. L'avion monte, descend, se cabre conduite brutale au cours de laquelle le roi du d�sert, renon�ant � protester, prit son parti de l'aventure.
Ayant atterri � Dakar, Saint-Ex revint par Attar, Fort-Gouraud, Tindouf, Oran, Alger. Arriv� le 10 mars � Alger, il repartit le lendemain, aux environs de 10 heures, pour se poser � midi 30 au Bourget, point terminus d'une randonn�e de quinze mille kilom�tres, au cours de laquelle il avait jet� Ies jalons des exploitations futures.
En arrivant � Paris, Saint-Ex apprit la mort, en Espagne, de Louis Delapr�e, le reiporter de Paris-Soir.
La guerre civile qui, pendant trois ans, allait ensanglanter l'Europe et qui, d�j�, opposait Rome. et Berlin � la France et � la Grande-Bretagne, atteignait une phase aigu�. Saint-Ex demanda � partir et Paris-Soir accepta avec reconnaissance la collaboration de l'�crivain.
Celui-ci avait fait ses preuves. Pr�c�demment, il avait �t� envoy� en Russie et en Angleterre, � Portsmouth notamment o�, en juillet 1935, il assistait � la revue des cent soixante navires de guerre de la flotte britannique. Mais, dans Madrid bombard�e, dans les caves de Barcelone, sur le front de Carabancel, � Portsmouth, au del� des �v�nements et de leur aspect ext�rieur, Saint-Ex, toujours, cherche l'homme et s'efforce d'en fixer les traits. Apr�s avoir assist� au saisissant d�ploiement des " jouets de fer " de l'Angleterre : " Il y a, �crit-il, quelque chose de plus fort que le canon, c'est l'orgueil. Les seules conqu�tes se font par l'esprit. "
Et � Madrid, alors qu'un obus vient de changer en " un peu de boue " le corps radieux de la jeune fille qui souriait au bras du fianc�, " l'emploi de la force, �crira-t-il, se retourne contre son but ; elle amplifie la volont� de r�sistance. Un bombardement ne disperse pas ; il unifie. "
Saint-Exup�ry constate que l'individu n'est jamais plus pleinement homme que dans ces instants path�tiques o� il r�pond � l'appel du d�passement
Le sergent, ancien comptable, que l'on r�veille avec peine, en vue de l'attaque d�sesp�r�e, est vite debout quand il sait que l'heure a sonn� ; et c'est le sourire aux l�vres qu'il s'habille pour l'�trange festin o� l'homme se renonce pour s'accomplir, cl� myst�rieuse du sacrifice, qui hante l'�uvre enti�re de Saint-Ex.
Les lecteurs de Paris-Soir rencontreront d�cid�ment dans les reportages de l'�crivain, quelque chose d'inaccoutum�, autre chose que des descriptions pittoresques ou cruelles ; un �cho de la grandeur humaine qui s'affirme dans le drame, mais transpara�t dans les plus humbles existences ; t�moin la relation que fait Saint-Ex de cette �cole o�, � cinq cents m�tres des tranch�es, derri�re un petit mur de pierres, un caporal enseignait la botanique.
" D�montant de ses mains les fragiles organes d'un. coquelicot. il attirait � lui des p�lerins barbus qui se d�gageaient de leur boue tout autour, et montaient vers lui, malgr� les obus. en p�lerinage. Une fois rang�s autour du caporal, ils l'�coutaient, assis en tailleur, le menton au poing. Ils fron�aient les sourcils, serraient les dents, ils ne comprenaient pas grand'chose � la le�on, mais on leur avait dit : " Vous �tes des brutes, vous sortez � peine de vos tani�res ; il faut rattraper l'humanit� ! " et ils se h�taient de leurs pas lourds, pour la rejoindre. "
Et le sourire des miliciens de Barcelone lui rend tangibles en quelque sorte les liens qui unissent l'homme � l'homme !
Dans une cave de Barcelone, au moment d'�tre fusill� par les anarchistes qui l'ont arr�t� dans le port et le soup�onnent d'espionnage, le vague sourire de Saint-Ex, priant, d'un geste, son ge�lier de lui c�der une cigarette, re�ut en r�ponse un sourire : " Ce fut comme le lever du jour. Ce miracle ne d�noua pas le drame. Il l'effa�a tout simplement, comme la lumi�re, l'ombre... Ce sourire me d�livrait. C'�tait un signe aussi d�finitif, aussi �vident dans ses cons�quences prochaines, aussi irr�versible que l'apparition du soleil. Il ouvrait une �re neuve... C'�tait comme si un sang invisible e�t recommenc� de circuler, renouant toutes choses dans un m�me corps, et leur restituant une signification...
" J'�prouvais une extraordinaire sensation de pr�sence. C'est bien �a : de pr�sence ! Et je sentais ma parent�...
" Et comme cette glace, une fois rompue, les autres miliciens, eux aussi, redevenaient hommes, j'entrai dans leur sourire � tous comme dans un pays neuf et libre.
Courrier Sud, Vol de Nuit ont �t� port�s � l'�cran, mais l'�crivain ne fut jamais satisfait de ces r�alisations. " Malgr� le talent des artistes, �crit le g�n�ral Duvet dans la pr�face qu'il a donn�e � l'ouvrage de Daniel Anet, il ne reconnaissait plus sa pens�e, mutil�e, charg�e, �trang�re, dans ces images. Le drame de l'interpr�tation, pourtant fr�quent, le surprenait. Ce chercheur de perfection, qui savait rev�tir d'immat�rielles parures le corps lumineux, harmonieux et nu de l'id�e, souffrait de voir livrer de si vivantes formes aux mains d'un habilleur professionnel... "
XV
" TERRE DES HOMMES "
En 1938, Saint-Exup�ry projette de relier les deux Am�riques et pr�pare le raid New-York-Terre de Feu.
Embarqu� sur 1'11e-de-France, il touche l'Am�rique en janvier, accompagn� de son fid�le Pr�vot, et c st encore un Caudron-Simoun-Renault qu'il m�ne �. la bataille. En vue de l'immense parcours, l'appareil a �t� muni de r�servoirs suppl�mentaires et tout va merveilleusement jusqu'� l'escale de Guatemala ; mais l�, c'est la catastrophe !
Quand il d�colle, en direction de Vera-Cruz, Saint-Ex �prouve une grosse difficult� � arracher l'avion du sol. � trois mille m�tres, l'appareil surcharg�, se cabre : c'est la perte de vitesse, l'�crasement sur le terrain...
Le pilote resta plusieurs jours dans le coma : sept fractures du cr�ne, deux, trois fractures du maxillaire et de l'hum�rus, un poignet ouvert, tel fut le bilan de la chute ; d�sormais, Saint-Ex ne pourra plus lever le bras gauche au-dessus de sa t�te et il lui serait impossible de faire man�uvrer la glissi�re qui lui permettrait de sauter, au cas d'un incendie � bord.
Une erreur d'appr�ciation dans le remplissage des r�servoirs est la cause de l'accident. L'aviateur avait bien donn� les indications n�cessaires, mais les avait donn�es en litres. Le m�canicien s'est tromp� dans ses calculs en voulant convertir les litres en gallons, mesure am�ricaine.
Conjoncture p�nible, � coup s�r, mais o� Saint-Exup�ry t�moigne de sa fermet� d'�me. Convalescent, il �crit " Terre des hommes ", ce livre qui devait obtenir, en 1939, le grand prix du roman de l'Acad�mie fran�aise.
Dissemblables en apparence, les r�cits qui composent l'ouvrage ont entr� eux un lien profond : la recherche passionn�e de l'homme et de sa v�rit�.
Les premiers de ces r�cits �voquent, sans y insister, la prodigieuse aventure qui permit � une poign�e d'hommes, diss�min�s sur quinze mille kilom�tres de d�sert, de lancer une ligne a�rienne qui, malgr� l'insuffisance des moteurs - souvent, ils l�chaient d'un coup, sans pr�venir, dans un grand tintamarre de vaisselle bris�e - tra�ait sur la carte du monde une route audacieuse et neuve.
Ils sont surtout consacr�s � l'exaltation du m�tier et il faut nous y arr�ter car le m�tier, sa valeur humaine, sont un des th�mes essentiels de l'�uvre de Saint-Exup�ry.
Les probl�mes que pose la nature, qu'ils soient de la terre, de l'eau, de l'air, sont, pense l'auteur, " des probl�mes d'homme ". Propos�s � sa conqu�te, l'homme se doit de les p�n�trer, de les ordonner, de les r�gir, finalement de les plier � ses volont�s raisonnables. Mais ces grands probl�mes se d�fendent ; ils opposent � l'homme mille obstacles et il faut pour en triompher un bon outil dans une main ferme.
L'outil : avion, navire, charrue, c'est le m�tier qui le donne ; et par l'outil, qui permet la prise de contact, durcissements et r�sistances, oppositions et �nigmes seront moyens de connaissance et conditions de grandeur.
" Tonio croyait, a �crit son intime ami L�on Werth, que les r�sistances de l'univers et -les contraintes que l'homme s'impose sont les occasions de sa d�livrance. "
' Pilote et paysan sont fr�res, mus par une m�me recherche, li�s dans les m�mes servitudes. " Semblable au paysan qui fait la tourn�e dans son domaine et qui pr�voit. � mille signes, la marche du printemps, la menace du gel, l'annonce de la pluie, le pilote de m�tier, lui aussi, d�chiffre des signes de nuit bienheureuse. La machine, qui semblait d'abord l'�carter, le soumet avec plus de rigueur encore aux grands probl�mes naturels.
" Seul, au milieu du vaste tribunal qu'un ciel de temp�te lui compose, le pilote dispute son courrier � trois divinit�s �l�mentaires : la montagne, la mer et l'orage. "
Le m�tier, toutefois, burine l'homme sans l'amputer d'aucune noblesse... Po�te et homme de m�tier, sont. dans l'�uvre de Saint-Exup�ry, unis indissolublement. " Qu'importe, Guilllaumet, si tes journ�es et tes nuits de travail s'�coulent � contr�ler des manom�tres, � t'�quilibrer sur des gyroscopes, � ausculter des souffles de moteurs, � t'�pauler contre quinze tonnes de m�tal... Aussi bien qu'un po�te, tu sais savourer l'annonce de l'aube. Du fond de l'ab�me des nuits difficiles, tu as souhait� si souvent l'apparition de ce bouquet p�le, de cette clart� qui sourd, � l'Est, des terres noires. Cette fontaine miraculeuse, quelquefois, devant toi, s'est d�gel�e avec lenteur et t'a gu�ri quand tu croyais mourir. " L'affrontement de la nature et la possession des techniques ne sont pas les seules valeurs qui, par le m�tier, forgent l'homme ; des biens plus hauts lui sont promis : ces liens �mouvants et solides qui naissent de l'�uvre commune et du partage de l'�preuve; ce d�passement de soi-m�me qui commande le sacrifice. Aux premi�res pages, nous sentons le pilote novice vibrer au contact des anciens " bourrus, un peu distants, qui, de tr�s haut, nous accordaient leurs conseils " et dont les r�ponses br�ves, au retour des jours de temp�te, construisaient un monde fabuleux ; enthousiasme juv�nile, o� l'amicale initiation d'un Guillaumet plantera l'arbre d'une amiti� qui, nourrie du pain de l'�preuve, s'amplifiera jusqu'� devenir cette unit�, o� les vies sont tellement jointes qu'elles s'appartiennent l'une l'autre.
" Nous avons connu cette union quand nous franchissions, par �quipe de deux avions, un Rio de Oro insoumis encore. Je n'ai jamais entendu le naufrag� remercier son sauveteur. Le plus souvent, m�me, nous nous insultions, pendant l'�puisant transbordement d'un avion � l'autre, des sacs de poste : " Salaud ! si j;'ai eu la panne, c'est ta faute, avec ta rage de voler � deux mille, en plein dans les courants contraires ! Si tu m'avais suivi plus bas, nous serions d�j� � Port-�tienne " ; et l'autre qui offrait sa vie, se d�couvrait honteux d'�tre un salaud. De quoi l'eussions-nous remerci� ? Il avait droit lui aussi � notre vie. Nous �tions les branches d'un m�me arbre. Et j'�tais orgueilleux de toi, qui me sauvais ! " Plus encore que l'amiti�, exalte le jeune pilote, � la veille du premier courrier, le sentiment de la difficult� � vaincre et du p�ril � affronter.
Serait-ce donc qu'il les aime ces falaises et ces temp�tes et tous ces pi�ges, secrets myst�rieux et perfides que lui enseignait Guillaumet ?
Non, mais il aime la grandeur et le danger est chose grande quand il est li� � la mission, lorsqu'il faut, pour la bien remplir, le d�fier sans forfanterie, mais aussi sans timidit�.
Au regard des camarades, responsables d'une charge sacr�e et souverains d'un monde nouveau, quelle pi�tre figure vont faire ces bureaucrates coudoy�s dans l'omnibus qui, � l'aube du premier d�part, le m�ne � l'a�rodrome.
Constamment, au cours de ce livre, Saint-Exup�ry reviendra � cette d�ch�ance de l'homme enseveli sous les routines.
" Vieux bureaucrate, mon camarade ici pr�sent, nul jamais ne t'a fait �vader et tu n'en es point responsable. Tu as construit ta paix � force d'aveugler de ciment, comme le font les termites toutes les �chapp�es de lumi�re... Nul ne t'a saisi par les �paules quand il en �tait temps encore. Maintenant la glaise dont tu es form� a s�ch� et s'est durcie, et nul en toi ne saurait d�sormais r�veiller le musicien endormi, ou le po�te, ou l'astronome qui peut-�tre t'habitaient d'abord. "
Et comparant leurs destin�es, le po�te en lui s'enchante :
" Je ne me plains plus des rafales de pluie. La magie du m�tier m'ouvre un monde o� j'affronterai avant deux heures les dragons noirs et les cr�tes couronn�es d'une chevelure d'�clairs bleus, o�, la nuit venue, d�livr�, je lirai mon chemin dans les astres. " Ce n'est pas l� m�pris de l'homme, ni m�me des humbles travaux que le po�te a chant�s.
Saint-Ex n'a-t-il pas �crit : " Quand nous prendrons conscience de notre r�le, m�me le plus effac�, alors seulement nous serons heureux. "
Nul n'est plus prompt � reconna�tre la source vive sous le lacis �touffant des occupations routini�res. " Nous avons tous connu des boutiquiers qui, au cours de quelque nuit de naufrage ou d'incendie, se sont r�v�l�s plus grands qu'eux-m�mes... Mais faute d'occasions nouvelles, faute de terrain favorable, faute de religion exigeante, ils se sont rendormis sans avoir cru en leur propre grandeur. "
Cette grandeur, pr�cis�ment, il ne la veut pas mutil�e ; il ne prendra pas son parti des conditions de vie et des carences �ducatives qui d�figurent ou avilissent.
Dans ce dernier chapitre " les hommes ", ce chapitre qui rejoint le d�but de l'ouvrage, le compl�te et lui donne sa conclusion, il s'en explique avec ferveur :
Nous voulons �tre d�livr�s... Il est deux cent millions d'hommes, en Europe, qui n'ont point de sens et voudraient na�tre, Du fond des cit�s ouvri�res, ils voudraient �tre r�veill�s..,
Il en est d'autres, pris dans l'engrenage de tous les m�tiers, auxquels sont interdites les joies du pionnier, les joies religieuses, les joies du savant... Tous plus ou moins confus�ment, �prouvent le besoin de na�tre. "
Au cours d'un voyage en chemin de fer, il c�toie tout un peuple mis�rable... ouvriers cong�di�s de France qui regagnaient la Pologne... Il s'assied en face d'un couple... Un enfant dort entre l'homme et la femme.
" Ah ! quel adorable visage ! Il �tait n� de ce couple une sorte de fruit dor�. Il �tait n�, de ces lourdes hardes, cette r�ussite de charme et de gr�ce... et je me dis : voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de vie... Prot�g�, entour�, cultiv�, que ne saurait-il devenir ! Quand il na�t par mutation, dans les jardins, une rose nouvelle, voil� tous les jardiniers qui s'�meuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n'est point de jardinier pour les hommes... Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C'est un peu, en chacun de ces hommes, Mozart assassin�. "
Ce tourment n'est pas piti�, il est l�gitime fureur, col�re sacr�e, contre ce qui mutile et d�grade.
" Je n'aime pas que l'on ab�me les hommes ", s'�crie-t-il au cours de la poignante relation de son " naufrage " en plein d�sert.
Or, au plus fort de cette angoisse, il a connu une paix �trange. " Une fois de plus, j'ai c�toy� une v�rit� que je n'ai pas comprise. Je me suis cru perdu, j'ai cru toucher le fond du d�sespoir, et, une fois le renoncement accept�, j'ai connu la paix. "
" Comment, dit-il, favoriser en nous cette sorte de d�livrance ? Tout est paradoxal chez l'homme. On assure le pain de celui-l� pour lui permettre de cr�er et il s'endort, le conqu�rant s'amollit, le g�n�reux, si on l'enrichit, devient ladre... Que nous importent les doctrines politiques qui pr�tendent �panouir les hommes si nous ne connaissons d'abord quel type d'homme elles �panouissent. "
Ce type d'homme, il nous le pr�sente : c'est Guillaumet, l'�vad� des neiges des Andes ; c'est " l'homme qui palpe et qui mesure son travail et qui, pour le mieux accomplir, rassemble pour lui toutes ses vertus " ; c'est l'homme qui ne craint pas d'affirmer l'orgueilleux pouvoir de l'homme. " Ce que j'ai fait, j;e te l'assure, jamais aucune b�te ne l'aurait fait " ; c'est celui qui ne renonce pas ; " ce qui sauve, c'est de faire un pas, encore un pas... ", c'est principalement celui qui s'estime responsable, responsable de ce qui se b�tit de neuf, � quoi il doit participer, responsable du destin des hommes, dans la mesure de son travail...
Cet homme ne cherche pas la mort " J'ai connu un suicid� jeune. Je ne sais plus quel chagrin d'amour l'avait pouss� � se tirer soigneusement une balle dans le c�ur. Je ne sais � quelle tentation litt�raire il avait c�d� en habillant ses mains de gants blancs, mais je me souviens d'avoir ressenti, en face de cette triste parade, une impression, non de noblesse, mais de mis�re...
Face � cette destin�e maigre, je me rappelais une vraie mort d'homme. Celle d'un jardinier qui me disait : " Qui va tailler aussi mes arbres ? " Il laissait une terre en friche, il laissait une plan�te en friche. Il �tait li� d'amour � toutes les terres et � tous les arbres de la terre. C'�tait lui le g�n�reux, le prodigue, le grand seigneur ! C'�tait lui, comme Guillaumet, l'homme courageux, quand il luttait au nom de sa Cr�ation, contre. la mort. " " Ce type d'homme qui le fera na�tre ? O� loge la v�rit� de l'homme ?
" La v�rit�, ce n'est point ce qui se d�montre... Si cette religion, si cette culture, si cette �chelle des valeurs, si cette forme d'activit� et non telles autres, favorisent dans l'homme cette pl�nitude, d�livrent en lui un grand seigneur qui s'ignorait, c'est qu'elles sont la v�rit� de l'homme. "
C'est hors de nous que r�side le but � atteindre ; cette fin, qui vaut que l'homme s'immole, elle �chappe � nos �go�smes ; seul l'entrevoit qui se renonce.
" Li�s � nos fr�res par un but commun et qui se situe en dehors de nous, alors seulement nous respirons et l'exp�rience nous montre qu'aimer ce n'est point nous regarder l'un l'autre, mais regarder ensemble dans la m�me direction. Il n'est de camarades que s'ils s'unissent dans la m�me cord�e, vers le m�me sommet en quoi ils se retrouvent. Sinon pourquoi, au si�cle m�me du confort, �prouverions-nous une joie si pleine � partager nos derniers vivres dans le d�sert ? " Mais s'il est vrai que l'homme trouve sa pl�nitude dans " le renoncement accept� " le sol o� germe l'h�ro�sme ne peut rester indiff�rent.
Ne venons-nous pas d'�prouver la malfaisance des mystiques o� l'homme a mis son d�passement au service de l'erreur et o� l'erreur initiale l'a men�, de cha�non en cha�non, jusqu'aux pires d�viations ?
" Je me moque bien de conna�tre s'ils �taient sinc�res ou non, logiques ou non les grands mots des politiciens qui t'ont peut-�tre ensemenc�. S'ils ont pris sur toi, comme peuvent germer des semences, c'est qu'ils r�pondaient � tes besoins... Celui qui ne soup�onnait pas l'inconnu endormi en lui, mais l'a senti se r�veiller une seule fois dans une cave d'anarchistes � Barcelone, � cause du sacrifice, de l'entraide, d'une image rigide de la justice ; celui-l� ne conna�tra plus qu'une v�rit� : la v�rit� des anarchistes. "
Et c'est l� pr�cis�ment o� le danger se situe. Saint-Ex n'en est-il pas d'accord, lorsqu'il �crit un peu plus loin : " Il est des solutions qui trompent. Certes on peut animer des hommes, en les habillant d'uniformes. Alors ils chanteront leurs cantiques de guerre et rompront leur pain entre camarades. Ils auront retrouv� ce qu'ils cherchent : le go�t de l'universel, mais du pain qui leur est offert, ils vont mourir. "
Une solution qui ne trompe pas... une mort qui serve la vie... qu�te ardente de l'auteur tout au long de son existence.
Au mouvement comme instinctif d'un c�ur prompt � l'enthousiasme, Saint-Exup�ry constamment oppose le " contrepoids de son regard exigeant ". Les valeurs qui donnent un sens � la vie, ces valeurs qui permettent � l'homme de s'accomplir pleinement, s'il les cherche passionn�ment, il veut lui-m�me les reconna�tre, les soumettre lui-m�me au crible d'une s�v�re critique, les assurer dans sa pens�e, les �prouver dans son action.
Une telle recherche dans le climat d'une absolue sinc�rit� tout autre lui serait mortel - l'Homme qui la poursuit n'est pas seul, un autre, combien plus grand, collabore � l'entreprise. N'est-ce pas cela que Saint-Exup�ry entrevoit lorsqu'il cl�t son livre sur ces mots : " Seul l'Esprit, s'il souffle sur la glaise, peut cr�er l'Homme. "
Entre ces pages d�di�es � la Ligne, � l'avion, aux camarades, aux hommes, s'ins�rent d'�tonnants chapitres, histoire in�dite de la terre dont l'avion nous a fait conna�tre le v�ritable visage. Avant le survol de la plan�te, nous cheminions le long de routes trompeuses, des routes qui nous �vitaient les terres st�riles, les rocs, les sables et qui, �pousant nos besoins, nous menaient " de fontaine en fontaine ".
" Mais notre vue s'est aiguis�e et nous avons fait un progr�s cruel... du haut de nos trajectoires rectilignes, nous d�couvrons le soubassement essentiel, l'assise de rocs, de sable et de sel o� la vie, quelquefois, comme un peu de mousse au creux des ruines, ici et l�, se hasarde � fleurir. " Chang� en physicien, en biologiste, l'aviateur peut d�s lors juger l'homme � l'�chelle cosmiques relire l'histoire de la plan�te.
Lorsque le pilote se dirige vers le d�troit de Magellan, un peu au sud de Rio Gallegos, il survole une coul�e de lave ancienne, une seconde bient�t lui succ�de, peu apr�s chaque mamelon porte son crat�re... Aujourd'hui, le calme s'est fait, les mille obusiers de la plaine ne crachent plus leur pluie de feu, la terre est muette, orn�e seulement de glaciers noirs, mais, plus loin, les anciens volcans s'habillent d'un gazon d'or, plus loin encore, un arbre pousse et peu � peu la plaine devient lumineuse, civilis�e par l'herbe courte... un li�vre d�tale, un oiseau s'envole... La vie a pris possession d'une terre neuve et, aux approches de Punta Arenas, la ville la plus au sud du globe, les volcans ne sont plus que douceur, la terre est lisse, les pentes faibles... Trois �tapes de la vie de la terre viennent d'appara�tre sommairement au regard de l'aviateur.
Plan�te fragile o� l'�tre se r�v�le un prodige, ,o� le terrain sous nos pas, n'est souvent qu'un mince rev�tement, t�moin cet �tang proche de Punta Arenas qui respire au rythme de la mer ; plan�te errante dont les plateaux �croul�s, les salines, les assises de coquillages, les cailloux tomb�s des �toiles content � l'homme ses origines ; plan�te largement st�rile, mais o� appara�t lumineux le miracle de la pr�sence et de la conscience humaine.
Si, en effet, la rapidit� du vol permet au pilote de discerner l'ossature de notre globe, elle ne lui r�v�le pas seulement un masque sombre et mena�ant ; elle reconstitue, recompose l'authentique visage de l'homme, divers sous toutes les latitudes, secret, sous son propre toit, identique sous tous les cieux.
Lumi�res diffuses des cit�s, feux modestes des villages, lampe solitaire du travailleur isol� brillent d'une m�me flamme et confient des tourments semblables.
Ici et l� des hommes naissent, souffrent et meurent ; ici et l� ils d�sirent, ils aiment, ils attendent...
Au pilote de recueillir tous ces appels, d'unir tous " ces grains de lumi�re ", � lui de prendre dans ses bras " les m�ditations d'un peuple " pour, d'horizon � horizon, de contr�e � contr�e et de foyer � foyer, porter la pens�e et l'amour.
Terre des hommes, livre de la terre et des hommes, n'e�t pas �t� vraiment des hommes ", si l'auteur n'e�t mis cet accent qui lui est propre sur ces relations humaines, " ce seul luxe v�ritable " que symbolise le vol imp�tueux du courrier.
XVI
DANS LE RANG...
1939. La guerre �clate dans une France mal pr�par�e, mal arm�e et � laquelle, cependant, les avertissements n'ont pas �t� m�nag�s... Munich, Prague, le pacte germano-sovi�tique et, d�s les premiers jours de guerre, l'�crasement de la Pologne ; ces �v�nements, ces dates sont grav�s dans les m�moires des Fran�ais ; tous se souviennent de l'atmosph�re douloureuse que l'on respirait en France, au cours du bel �t� 39.
Saint-Ex, lieutenant-pilote de r�serve, est mobilis� � Toulouse. Il rejoint imm�diatement : on en fait un instructeur. La ville, qui l'a vu, m�cano, peiner sur les groupes de moteurs, mais o� s'est lev�e, dans l'enthousiasme, l'aube de son premier courrier, le retrouve ayant mission de former les jeunes recrues aux gestes pr�cis du pilote ; il n'y restera pas longtemps.
La " dr�le de guerre ", en effet, n'est pas dr�le pour les aviateurs mobilis�s sur le front de guerre. D�s septembre 39, ils sont envoy�s en mission � deux, trois mille kilom�tres au-dessus du territoire ennemi ; en rase-mottes ou � dix mille m�tres, ils observent, photographient, r�coltent les renseignements au prix de pertes s�v�res. Or, Saint-Ex veut en �tre ; il lui est insupportable de demeurer � l'arri�re, alors que d'autres - ses camarades - sont expos�s... Il est jeune encore, bien s�r, il n'a pas atteint quarante ans, mais il est handicap� par les accidents survenus au cours de l'aventureuse carri�re, le dernier, celui de Guatemala, l'a laiss� physiquement tr�s diminu� : son bras, son c�ur... Un " concile de m�decins " vient de le d�clarer inapte. Cette d�cision le d�sesp�re, mais il ne se tient pas pour battu : il est de Saint-Exup�ry, il porte un nom qui signifie audace et pers�v�rance ; il l'a prouv� et, non seulement dans les d�m�l�s tragiques qu'il e�t avec les appareils, mais dans ses rencontres avec les hommes et les choses : Maures dissidents et d�sert. Durant deux mois, il harc�le ses amis et assi�ge le minist�re ; durant deux mois, il met en �uvre - et Dieu sait s'il en poss�de - toute sa force de persuasion.
Le 3 novembre, enfin, il est affect� au groupe de Grande reconnaissance 2/33.
Il a donc obtenu gain de cause ; ceci en d�pit des conseils et des avertissements amis. Giraudoux, en particulier, l'e�t voulu � l'Information, mais Saint-Ex s'est �nergiquement d�fendu.
" Les intellectuels, �crit-il, se tiennent en r�serve, comme des pots de confiture, sur les �tag�res de la Propagande, pour �tre mang�s apr�s la guerre ".
Il n'ira pas grossir leurs rangs.
Et cependant, ce n'est pas l� la raison d�finitive qui lui fait engager sa vie. Quelle est-elle cette raison ?
1l n'a aucune illusion ; il a vite fait de peser � leur juste poids l'inutilit�, la vanit� des renseignements demand�s, il ne faut pas de longs jours pour savoir la bataille, sinon la guerre perdue.
" � quoi sert que j'engage ma vie dans ce glissement de montagne ? Je l'ignore. On m'a r�p�t� cent fois : " Laissez-vous affecter ici ou l�. L� est votre place. Des pilotes, on peut en former des milliers... " " La d�monstration �tait p�remptoire. Toutes les d�monstrations sont p�remptoires. Mon intelligence approuvait, mais mon instinct l'emportait sur l'intelligence. "
Aucune exaltation ne le pousse, bien au contraire :
" Comment nous exalterions-nous sur ces charades un peu cruelles o� nous tenons un r�le si �vident de figurants, quand on nous demande de le tenir jusqu'� la mort ? C'est trop s�rieux la mort, pour une charade... L'important n'est pas de s'exalter... L'important est de se g�rer dans un but qui ne se montre pas pour l'instant. Ce but n'est point pour l'Intelligence, mais pour l'esprit. L'Esprit sait aimer, mais il dort. La tentation, je connais en quoi elle consiste, aussi bien qu'un P�re de l'�glise. �tre tent�, c'est �tre tent�, quand l'Esprit dort, de c�der aux raisons de l'Intelligence. " Tout craque autour de nous. Tout s'�boule. C'est si total que la mort elle-m�me para�t absurde. Elle manque de s�rieux, la mort, dans cette pagaille... "
" Je me dis " mission sacrifi�e ". Je pense... je pense beaucoup de choses. J'attendrai la nuit, si je suis vivant, pour r�fl�chir. Mais vivant... Quand une mission est facile. il en rentre une sur trois. Quand elle est un peu " emb�tante ", il est plus difficile �videmment, de revenir. Et ici, dans le bureau du Commandant, la mort ne me para�t ni auguste, ni majestueuse, ni h�ro�que, ni d�chirante. Elle n'est qu'un signe de d�sordre. Un effet du d�sordre. Le Groupe va nous perdre, comme on perd des bagages dans le tohu-bohu des correspondances de chemins de fer. "
" Et ce n'est pas que je ne pense sur la guerre, sur la mort, sur le sacrifice, sur la France, tout autre chose, mais je manque de concept directeur, de langage clair. Je pense par contradictions. Ma v�rit� est en morceaux et je ne puis que les consid�rer l'un apr�s l'autre. Si je suis vivant, j'attendrai la nuit pour r�fl�chir. La nuit bien-aim�e. La nuit, la raison dort et simplement les choses sont. Celles qui importent v�ritablement reprennent leur forme, survivent aux destructions des analyses du jour. L'homme renoue ses morceaux et redevient arbre calme. "
Et comme tous les camarades, il d�collera en vue des missions sacrifi�es, contre tous les raisonnements, contre toutes les �vidences, toutes les r�actions de l'instant.
L'esprit peut para�tre dormir ou �tre atteint de c�cit�, toujours pourtant, il a pouss� l'homme de c�ur � ne pas c�der sa place dans la citadelle assi�g�e.
Saint-Ex est donc vers�, avec le grade de capitaine, au groupe 2/33, l'un des trois groupes de Grande Reconnaissance Strat�gique ; le groupe, dans l'aviation, c'est l'unit� technique. L'aviation fran�aise de Renseignement comptait alors onze groupes de reconnaissance ; huit travaillaient directement au profit des arm�es terrestres ; les trois autres, dits groupes de Grande Reconnaissance, �taient au service du Commandement sup�rieur. Le Groupe 2/33, primitivement sous la direction du capitaine Schunck, est pris en charge, d�s janvier, par le commandant Alias, lorsque Schunck est d�sign� pour Auxerre.
Ancien instructeur de navigation, commandant de brigade � l'�cole de l'Air, le commandant Alias est un de ces jeunes chefs a�riens qui unissent " le savoir � l'audace, le prestige � la camaraderie. " Il commande son groupe au sol, mais il accomplit lui-m�me des missions de jour et de nuit, en rase-mottes comme en altitude. C'est � lui que Saint-Ex d�dicacera Pilote de guerre.
Les hommes qui composent le Groupe : pilotes de premi�re classe, c�urs �prouv�s, sont incomparablement unis, car l'�preuve est incomparable.
Les heures tragiques des vols de reconnaissance sous les rafales du tir ennemi, les d�tentes de la popote, les mis�res m�me des cantonnements, ont fait de cette unit� quelque chose comme une famille o� l'on voit avec d�plaisir l'intrusion de quelque �tranger.
Que vient-il faire cet �crivain, justement c�l�bre sans doute, mais qui va se trouver g�n� et, en cons�quence, g�nant au milieu d'hommes enti�rement tendus vers l'action ?...
L'arriv�e de Saint-Ex est guett�e avec curiosit� et non pas sans inqui�tude. Le commandant Alias, lui-m�me, quand il viendra � l'Unit�, aura un froncement de sourcils en apprenant la pr�sence de l'�crivain parmi les officiers du Groupe.
Saint-Ex, enfin, est pr�venu contre les militaires. Il les juge, a priori, incompr�hensifs et �troits, et, de plus, il est timide... Il est fr�quent, voire habituel, que les hommes de haute taille soient timides. Saint Ex n'�chappe pas � la r�gle ; mais, bien que timide, il n'est pas de ceux qui fl�chissent sous le feu de certains regards et, aurait-il des pr�jug�s, que ceux-ci ne tiendraient pas dans l'atmosph�re amicale qui est celle du 2/33. Ce n'est d'ailleurs pas l'intellectuel qui est affect� au Groupe, mais le pilote magnifique et par-dessus tout : c'est l'homme.
Or, celui-ci se r�v�la, imm�diatement, pleinement homme en mission ; pu�rilement, joyeusement enfant au repos, � moins encore qu'embarqu� dans une conversation scientifique ou philosophique, il ne marqu�t � son insu, son �rudition, sa culture.
" Boute-en-train r�v�, imbattable aux �checs, sorcier dans les tours de cartes, sachant se mettre � tous les niveaux ", il devint, en un rien de temps, le camarade et l'ami.
Le 2/33 occupait un terrain proche de Laon et le groupe tenait garnison dans une ferme � Montc.eaule-Waast ; la popote, les bureaux, quelques chambres �taient situ�s dans une sorte de villa dont les appartements " assez vides n'avaient absolument rien de luxueux ni de confortable ". Ce n'�tait pas la vie de ch�teau.
Andr� George. dans le bel article paru dans la revue La Nef, en septembre 45, en reconstitue l'atmosph�re :
" La salle bruyante, domin�e par le fanion du Groupe : une croix de Lorraine o� figuraient les insignes des deux escadrilles, la hache rouge, la mouette blanche... Les camarades, ceux que l'auteur de Pilote de guerre a mis dans son livre : Gel�e et Gavoille, qu'il devait retrouver en 1943 ; Hoched�, dont il a fait en son livre une mani�re de symbole �pique ; le gros Lacordaire, pilote, et qui m'expliquait qu'il ne pouvait entrer tout �quip� dans le Bloch ; Dutertre, l'observateur de la Mission sur Arras, dans le r�cit de Saint-Ex : le jovial Moreau. un capitaine d'infanterie observateur, qui appelait dr�lement son ami " Antoine ", le brimait � grands �clats de rire et jouait sans cesse avec lui.
" Dans cette atmosph�re si vite pu�rile o� vivent des hommes toujours pr�ts � mourir, Antoine de Saint-Exup�ry redevenait, plus qu'un autre, le merveilleux grand enfant qu'il �tait. Car, nous n'avons jamais vu, je crois, quelqu'un d'aussi pr�serv� que lui, aussi rayonnant d'une fra�cheur d'enfance. Ce grand corps, le visage au front bomb�, aux yeux souvent candides, d'abord ; et puis, une d�licieuse simplicit�. un air de tomber toujours d'un conte de f�e...
Bien entendu, il n'�tait pas seulement cela ! J'ai d�couvert pendant la guerre un Saint-Ex que, pour ma Hart. j'ignorais, pr�occup� sans ceste de science, curieux de technique, toujours en mal d'invention...
" Ce jour-l�, justement. il me parla beaucoup d'un proc�d� original de d�tection �lectromagn�tique qu'il ruminait et dont il avait jet� les premiers plans sur le papier.
" � table, nous n'avons pas seulement parl� de technique. Je ne sais comment nous en sommes venus � de grands sujets... Il se mit alors � me tenir des pronos dont le ton nettement spiritualiste me frappa ou m�me me surprit, sans doute assez sottement, parce nue l'imaginais un Saint-Ex diff�rent... Il me confia, dans cet instant, qu'il avait un nouveau livre en t�te o� je trouverais probablement quelque �cho de ces r�flexions... C'�tait son livre de fond. les autres - Pilote de guerre, Lettre � un otage, Le Petit Prince - �tant n�s de la guerre, de l'occupation, il n'y pensait pas encore � ce moment.
" Et puis, ce fut le brouhaha d'apr�s le repas, les habituels cris joyeux ; on fit payer � boire � " Antoine " pour je ne sais quelle distraction. Nous �tions s�par�s de nouveau. Mais Alias me dit son admiration pour Saint-Ex. Comme un jeune pilote � ses premi�res heures de vol, il voulait �tre tout le temps en l'air. Et c'�tait un dur travail a�rien que celui du 2/33 : les missions � huit ou dix mille, et de jour le plus souvent, parfois en vol rasant ; ou de nuit, guett� par le chasseur, ou la Flak, en bataille contre le froid, contre les commandes gel�es, la photo ou la mitrailleuse qui s'enraye � ces altitudes impr�vues, contre le tube d'oxyg�ne, alors qu'on est �cras� sous le harnais du parachute et de l'�quipement... "
Une affreuse impr�paration s�vissait dans tous ces d�tails, et quelles qu'en fussent la cause ou les responsabilit�s, une chose �tait certaine : " la g�ne souvent tragique qu'en �prouvaient les pilotes ".
Mais Saint-Ex avait pris sa place dans le rang et il entendait la garder. Et cependant, la Propagande n'�tait pas seule � vouloir s�duire l'�crivain. On lui proposait d'Am�rique, des articles et des conf�rences en faveur de l'aviation. � des taux exorbitants... Ent�t�, il refusait tout ; ce sont l� choses qu'il pourra voir apr�s la guerre. Pour le moment, il n'est qu'un pilote comme les autres et ne conna�t pas pour l'aviation de meilleure propagande que celle qui consiste � servir.
" Il est d'un courage exceptionnel, confie Alias � Andr� George ; toujours en avant, toujours pr�t. Il n'est pourtant pas question pour lui d'ignorer les risques, vous pensez ! Ici, tout le monde l'aime �galement pour sa modestie, sa gentillesse, sa g�n�rosit�. "
" L'heure du d�collage approchait, �crit encore Andr� George, Saint-Exup�ry nous dit adieu. Je le revois debout, dans 'sa tenue bleu marine avec trois galons- d'or..., souriant et implorant Alias : " Mon Commandant, est-ce que je pourrais repartir ? " " Mais non, Saint-Ex !... Voyons ! si on vous �coutait, vous feriez toutes les missions !... "
Toutes les missions, � lire son beau livre Pilote de guerre, il semble bien qu'il les ait faites, non pas sans doute en personne, mais par l'int�r�t qu'il y porte, la connaissance dont il fait preuve des r�actions de son entourage, t�moin le r�cit dont le ton plaisant ne doit pas nous donner le change et qui concerne le nez indiscret d'Isra�l.
Le lieutenant Isra�l, un des meilleurs pilotes du Groupe, poss�de un grand nez bien juif.
Saint-Ex, de la fen�tre o� il fume, aper�oit le lieutenant Isra�l : l'allure rapide, le nez rouge.
" J'ai �t� brusquement frapp� par le nez rouge d'Isra�l. "
" J'avais pour lui, �crit Saint-Ex, une profonde amiti�. C'�tait l'un des plus courageux et l'un des plus modestes. On lui avait tellement parl� de la prudence juive, que son courage, il devait le prendre pour de la prudence. Il est 'prudent d'�tre vainqueur.
" Donc, je remarquai son grand nez rouge, lequel ne brilla qu'un instant, vu la rapidit� des pas qui emportaient Isra�l et son nez. Sans vouloir plaisanter, je me retournai vers Gavoille :
- Pourquoi fait-il un nez comme �a ?
- Sa m�re le lui a fait, r�pondit Gavoille. Mais il ajouta :
- Dr�le de mission � basse altitude. Il part. � Ah !
" Et bien s�r, je me suis rappel� le soir, lorsque nous e�mes cess� d'attendre le retour d'Isra�l, ce nez qui, plant� dans un visage totalement impassible, exprimait avec une sorte de g�nie, � lui seul, la plus lourde des pr�occupations. Si j'avais eu � commander le d�part d'Isra�l, l'image de ce nez m'e�t hant� longtemps comme un reproche. Isra�l, certes, n'avait rien r�pondu � l'ordre de d�part, sinon : " Oui, mon Commandant. Bien, mon Commandant. Entendu, mon Commandant. " Isra�l, certes, n'avait pas tressailli d'un seul des muscles de son visage. Mais doucement, insidieusement, tra�treusement, le nez s'�tait allum� : Isra�l contr�lait les traits de son visage, mais non la couleur de son nez. Et le nez en avait abus� pour se manifester, � son compte, dans le silence. Le nez, � l'insu d'Isra�l, avait exprim� au Commandant sa forte d�sapprobation. "
Croirait-on que ce r�cit emp�cha Pilote de guerre de para�tre. Les Allemands avaient donn� l'autorisation n�cessaire, lorsqu'un des r�dacteurs de Je suis Partout jugea bon de faire campagne contre le livre et son auteur.
D'apr�s le mis�rable �crivain, Saint-Exup�ry aurait �prouv� le besoin de vanter un Juif, en lui donnant expr�s le nom d'Isra�l et un beau r�le dans son ouvrage.
Or le lieutenant Isra�l existait en nom et en personne, et le jour o� Saint-Ex argumenta sur la couleur de son nez, l'�quipage, aux environs de Bapaume, se trouva soudain en pr�sence d'une formation de trente-cinq chars ennemis.
L'avion, hach� par les balles et touch� par trois obus, dut chercher un terrain de fortune. Au sol, il fit explosion. Les patrouilles allemandes, attir�es par le bruit, captur�rent les occupants.
Ceci se passait en mai 1940...
La " dr�le de guerre " avait cess�. Ainsi que nous l'avons dit, elle ne fut jamais plaisante pour les aviateurs, dont les missions se multipliaient en raison m�me du petit nombre des appareils et des pilotes. En mai 1940, il semble bien que cette guerre n'eut m�me plus rien de dr�le pour l'Allemagne, qui commen�ait � d�faillir sous l'�tranglement du blocus, et c'est sans doute la raison pour laquelle Hitler, le 10 mai, releva nos troupes de leur garde lassante aux fronti�res et jeta dans la balance le poids d�cisif de l'alliance de ses blind�s et de ses avions.
Cette formidable combinaison, nous l'avions vue d�j� � l'�uvre ; en trois semaines, elle avait r�duit un peuple fier en esclavage ; nous savons ce qu'il en fut en France : arm�es d�cim�es, soldats jet�s � la retraite en colonnes lamentables, �vacu�s, embouteillages in�narrables...
De la Somme � la Loire, les routes de France ont �t� les muets t�moins de l'�pouvantable chaos... Certains ont dit que les avions ne figuraient pas au tableau. Ceux-l� se rendent-ils compte qu'ils �taient mille, " diss�min�s de Dunkerque � l'Alsace ".
Mieux vaudrait dire, �crit Saint-Exup�ry, qu'ils sont dilu�s dans l'infini. Aussi, quand, sur le front, un appareil passe en rafale, � coup s�r, il est allemand. Autant s'efforcer de le descendre avant qu'il ait l�ch� ses bombes. Son seul grondement d�clanche d�j� les mitrailleuses et les canons �. tir rapide. " C'�tait le risque fran�ais, ajout� au risque allemand, mais celui-l�, le fran�ais, comparativement � l'autre, �tait h�las ! un pauvre risque.
Les survivants du Groupe 2/33, six �quipages sur vingt-trois, furent parmi les rares aviateurs qui r�ussirent, apr�s la d�b�cle de juin, � emmener leurs appareils en Afrique du Nord.
Saint-Exup�ry avait esp�r� que la lutte s'y poursuivrait. D�mobilis�, en ao�t 1940, il rentra dans la m�tropole � bord du Lamartini�re. Il passa quelques semaines aupr�s des siens, puis r�solut de partir pour l'Am�rique.
Il a subi l'armistice, mais il ne l'a pas accept� et, quand P�tain fait inscrire son nom d'office parmi les " personnalit�s " susceptibles d'appuyer son autorit�, il ne craint pas de protester jusqu'� ce qu'on raye son nom de la liste.
L'atmosph�re qu'on respire en France ne lui permet plus d'y vivre. Il part pour les �tats-Unis, rendre encore service � son pays, expliquer les conditions dans lesquelles la France s'est battue, � quelles forces monstrueuses son courage s'est heurt� ; laisser entendre, peut-�tre, que du d�veloppement de ces forces, elle n'est pas seule responsable... Il est, dans tous les cas, certain que son ouvrage Pilote de guerre devait conna�tre en Am�rique un succ�s sans pr�c�dent et servir avec �clat la cause fran�aise.
Muni d'un ordre de mission, Saint-Exup�ry s'embarqua � Lisbonne, en d�cembre 1940.
XVII
" PILOTE DE GUERRE "
Lisbonne en f�te parut plus triste � l'aviateur que ne l'�taient " nos villes �teintes ". " Lisbonne, qui avait b�ti la plus 'ravissante exposition qui f�t au monde, souriait d'un sourire un peu p�le, comme celui de ces m�res qui n'ont point de nouvelles d'un fils en guerre et s'efforcent de le sauver par leur confiance : " Mon fils est vivant puisque je souris... "
La ville jouait au bonheur ; c'est un jeu m�lancolique... Mais ce climat de tristesse, elle le devait � la pr�sence des r�fugi�s, non pas de proscrits � la recherche d'un asile, ni d'immigrants " en qu�te d'une terre � f�conder ". " Je parle, �crit Saint-Exup�ry de ceux qui s'expatriaient loin de la mis�re des leurs, pour mettre � l'abri leur argent. "
L'�crivain sort d'une guerre dense ; il vient d'�tre acteur et t�moin d'une lutte d�sesp�r�e ; il a vu le pays aux prises avec d'insolubles probl�mes, son Groupe a�rien a perdu les trois-quarts de ses �quipages ; ces hommes, ces femmes, que des Cadillac silencieuses d�posent au Casino de Lisbonne, habill�s comme auparavant, montrant leurs plastrons et leurs perles ; ces hommes, ces femmes lui font l'effet de fant�mes.
Et lorsqu'il les voit chercher � tromper dans le jeu, l'ennui de leurs heures vides, il ressent cette vague angoisse que l'on �prouve " au zoo devant les survivants d'une esp�ce �teinte ".
Ces r�fugi�s, il les retrouve sur le paquebot, et le m�me trouble l'y poursuit, le malaise de coudoyer des individus sans substance, priv�s d'�tre, si l'on peut dire, qui, renon�ant � leurs attaches et se coupant de leurs racines, semblent se d�faire sous ses yeux.
" Ce bateau-fant�me �tait charg�, comme les limbes, d'�mes � na�tre. Seuls paraissaient si r�els qu'on les e�t aim� toucher du doigt, ceux qui, int�gr�s au navire et ennoblis par de v�ritables fonctions, portaient les plateaux, astiquaient les cuivres, ciraient les chaussures et, avec un vague m�pris, servaient les morts...
" Ce n'est point d'argent qu'ils manquaient, mais de densit�. Ils n'�taient plus l'homme d'une telle maison, de tel ami, de telle responsabilit�... Ils jouaient le r�le, mais ce n'�tait plus vrai. Personne n'avait besoin d'eux, personne ne s'appr�tait � faire appel � eux... "
Combien Saint-Exup�ry nous appara�t dans ce texte, tel qu'il est au plus profond : toujours en mal d'appartenance ; toujours reli� par quelque fibre � ce qu'il est, � ce qui l'a fait ce qu'il est, � tout ce � quoi s'est donn� son c�ur qui ne sait pas se reprendre...
Il est de la Ligne et de son groupe 2/33. Il est de Saint-Exup�ry, de son enfance et du monde, et encore de Chr�tient�. Dans les pages de Pilote de guerre, il s'en explique sans r�ticence et quand sonne l'heure de la d�faite, il est de France, magnifiquement.
" Puisque je suis d'eux, s'�crie-t-il au retour de cette mission sacrifi�e qu'il dut faire au-dessus d'Arras, puisque je suis d'eux, je ne renierai jamais les miens quoi qu'ils fassent. Je ne pr�cherai jamais contre eux devant autrui. S'il est possible de prendre leur d�fense, je les d�fendrai. S'ils me couvrent de honte, j'enfermerai cette honte dans mon c�ur et je me tairai. Quoi que je pense alors sur eux, je ne servirai jamais de t�moin � charge...
" Ainsi, je ne me d�solidariserai pas d'une d�faite qui, souvent, m'humiliera. Je suie de France. La France formait des Renoir, des Pascal, des Pasteur, des Guillaumet, des Hoched�. Elle formait aussi des incapables, des politiciens et des tricheurs. Mais il me para�t trop ais� de se r�clamer des uns et de nier toute parent� avec les autres...
" Si j'accepte d'�tre humili� par ma maison, je puis agir sur ma maison. Elle est de moi, comme je suis d'elle. Mais si je refuse l'humiliation, la maison se d�mantibulera comme elle voudra et j'irai seul, tout glorieux, mais plus vain qu'un mort... " Voici qui est autrement grand que les reniements et le masochisme de l'heure, et ceci pourtant ne s'oppose pas � un juste retour sur soi-m�me. " Si la France, avait eu saveur de France, rayonnement de France, le monde entier se f�t fait r�sistance � travers la France. Je renie d�sormais mes reproches au monde. La France se devait de lui servir d'�me, s'il en manquait. "
" La communaut� spirituelle des hommes n'a pas jou� en notre faveur. Mais, en fondant cette communaut� des hommes dans le monde, nous eussions sauv� le monde et nous-m�mes. Nous avons failli � cette t�che. Chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable do tous. Je comprends pour la premi�re fois l'un des myst�res de la religion dont est sortie la civilisation que je revendique comme mienne. " Porter les p�ch�s des hommes... " Et chacun porte tous les p�ch�s des hommes. "
Nobles accents, n'est-il pas vrai, et qui rendent aux oreilles chr�tiennes le son d'une auguste doctrine.
Saint-Exup�ry va vivre aux �tats-Unis jusqu'� l'heure de s'engager dans la guerre de la libert�, et lorsque sonnera cette heure, il sera du premier convoi qui, au d�but de 1943, transportait en Afrique du Nord, cinquante mille soldats. " Ce convoi, �crira-t-il, �voquait pour moi l'all�gresse d'une croisade.
En Am�rique, il va �crire trois livres : Pilote de guerre, Lettre � un otage, Le Petit Prince, et, sans doute, il approfondit et compl�te cet ouvrage, qui devait �tre, non pas le fruit des " accidents " d'une vie, mais exprimer sa substance m�me, ce qu'un homme peut formuler de plus sinc�re et de plus sage, � la lumi�re d'une v�ridique exp�rience.
Pilote de guerre re�ut aux �tats-Unis un incomparable accueil et rallia � la France une multitude d'esprits scandalis�s par la brutale d�faite.
" L'�dition fran�aise et l'�dition am�ricaine parurent ensemble, au d�but de 1942. Le succ�s de cette derni�re version, Fleight to Arras, d�passa tout ce qu'on pouvait attendre : succ�s de tirage et succ�s de qualit� reconnue... La jeunesse, qui entrait alors en guerre, s'en empara et les vocations qu'elle d�termina ou d�livra ne se comptent plus...
Les premi�res nouvelles de la r�sistance commen�aient � peine � filtrer. Deux � trois livres, dont celui de Jacques Maritain, � travers le d�sastre, avaient tent� de remonter le courant qui faisait de la capitulation le signe d'un �croulement moral, mais ces livres n'atteignaient gu�re qu'un petit nombre d'esprits d�j� convaincus.
" C'est alors, �crit Pierre de Lanux, que Fleight to Arras vint changer le sentiment public du tout au tout : on apprit enfin comment certains Fran�ais s'�taient battus, et qui ils �taient. Et, du m�me coup, l'on p�n�trait au plus profond de ces �mes que la d�faite avait tortur�es, mais non d�courag�es... "
Pilote de guerre n'est peut-�tre pas le meilleur des ouvrages de Saint-Ex, mais je pense qu'il est le plus haut, celui qui met le plus efficacement en branle l'homme tout entier, corps et �me, et assigne, � chaque partie du compos� humain, le r�le qui lui revient.
Rien, ce me semble, n'est plus captivant que l'atmosph�re tour � tour path�tique et abandonn�e qui est celle de ces pages, selon que la lutte �pique fait briller d'une lumi�re plus vive la douceur des jours d'enfance, ou qu'elle oblige l'auteur � l'inhumaine tension d'un engagement sans issue.
Saint-Ex a connu et exprime la confusion, l'anarchie, la vanit� d'un combat d�pass� par l'�v�nement, l'indicible d�sarroi d'un peuple surpris par le d�sastre ; il souligne sans m�nagement le chaos, l'absurdit�, l'inefficacit� des sacrifices exig�s ; il trace de la d�b�cle une image saisissante, mais il sait voir au del� des mortelles apparences et ne craint pas d'affirmer le mensonge de la d�faite et m�me davantage encore; en un certain sens, sa noblesse : " Il faut juger la France, dit-il, sur son consentement au sacrifice. La France a accept� la guerre contre la v�rit� des logiciens. Ils nous disaient : Il est quatre-vingt millions d'Allemands. Nous ne pouvons pas faire dans l'ann�e les quarante millions de Fran�ais qui nous manquent. Nous ne pouvons pas changer notre terre � bl� en terre � charbon. Nous ne pouvons pas esp�rer l'assistance des �tats-Unis. Pourquoi les Allemands, en r�clamant Dantzig, nous imposeraient-ils le devoir, non de sauver Dantzig, c'est impossible, mais de nous suicider pour �viter la honte ? Quelle honte y a-t-il � poss�der une terre qui forme plus de bl� que de machines, et � se compter un contre deux ? Pourquoi la honte p�serait-elle sur nous et non sur le monde ? " Ils avaient raison. Guerre, pour nous, signifiait : d�sastre. Mais fallait-il que la France, pour s'�pargner une d�faite, refus�t la guerre ? Je ne le crois pas...
" La France a jou� son r�le. Il consistait pour elle � se proposer � l'�crasement, puisque le monde arbitrait, sans collaborer ni combattre, et � se voir ensevelir pour un temps dans le silence. Quand on donne l'assaut, il est n�cessairement des hommes en t�te. Ceux-l� meurent presque toujours. Mais il faut, pour que l'assaut soit, que les premiers meurent. "
" Pourquoi acceptons-nous encore de mourir ? Pour l'estime du monde ? Non pas. L'estime implique un juge. La position de l'arbitre est position trop confortable pour que nous l'acceptions pour juge. C'est nous qui jugeons les arbitres. " Et il �crit fermement : " Nous mourons, nous dit-on, pour les D�mocraties, mais alors, qu'elles aussi combattent ! "
" La plus puissante, celle qui aurait pu, seule, nous sauver, s'est r�cus�e hier, et se r�cuse encore. Bon C'est son droit. Mais elle nous signifie ainsi que nous combattons pour nos seuls int�r�ts. Or, nous savons bien que tout est perdu. Alors, pourquoi mourons-nous encore ? "
" Il est une v�rit�, dit-il, plus haute que les �nonc�s de l'intelligence. Quelque chose passe � travers nous et nous gouverne, que je subis sans le saisir encore...
" Je ne meurs point pour sauver un honneur dont je refuse qu'il soit en jeu... Je ne meurs point par d�sespoir. Et, cependant, Dutertre, qui consulte la carte, ayant calcul� qu'Arras loge l�-bas, quelque part au cent soixante-quinze, me dira, je le sens, avant trente secondes
" Cap au soixante-quinze, mon Capitaine.
" Et j'accepterai. "
Et ceci est arr�t de mort...
Le r�cit hallucinant de la mission sur Arras coupe l'analyse poignante. Rien d'autre que la lecture ne peut rendre l'accent bouleversant de cette lutte contre la mort, sans cesse d�jou�e et recomposant sans r�pit " son d�luge de lances mena�antes " ; corps � corps de l'avion et de la mitraille avec, en surimpression, sur les nu�es de projectiles, les explosions des �clairs, la plus ardente m�ditation :
" Les murailles d'�clatement se reconstruisent � notre �tage. Chaque foyer de feu, en quelques secondes, dresse sa pyramide d'explosions, qu'il abandonne aussit�t, p�rim�es, pour b�tir ailleurs. Le tir ne nous recherche pas : il nous enferme... " " Quelle survie puis-je esp�rer ? Dix secondes, vingt secondes ? "
Mais ce n'est pas le corps qui compte. " Le corps, on s'en fout bien ! �a, c'est extraordinaire... Il faut, pour que l'�vidence se montre, l'urgence de certaines conditions. Il faut cette pluie de lumi�res montantes ; il faut cet assaut de coups de lances ; il faut enfin que soit dress� ce tribunal pour le jugement dernier. Alors, on comprend.
" On se moque bien du corps ! On le rel�gue au rang de valetaille... Ton fils est pris dans l'incendie? Tu le sauveras ! On ne peut pas te retenir ! Tu br�les ! Tu t'en moques bien... Ta signification se montre �blouissante. C'est ton devoir, c'est ta haine, c'est ton amour, c'est ta fid�lit�, c'est ton invention. Tu ne trouves plus rien d'autre en toi. "
Au retour de la mortelle mission, quelle humaine et joyeuse jubilation anime le r�cit du pilote. On songe, en lisant ces lignes, � l'irruption brusque d'un printemps.
" Quand Alias m'interrogera, je " s�cherai " comme un coll�gien au tableau noir. Je para�trai tr�s malheureux, et cependant je ne serai pas malheureux.
" Fini le malheur... Je reviens vers les miens. Je rentre... Apr�s l'atterrissage, s'il nous est �pargn� la pagaille d'un nouveau d�m�nagement, je lancerai un d�fi � Lacordaire, et je le battrai aux �checs. Il d�teste perdre. Moi aussi. Mais je gagnerai..." Je trempe dans l'incoh�rence, et cependant je suis comme vainqueur. Quel est le camarade, retour de mission, qui ne porte pas ce vainqueur en lui ?...
La Seine m'appara�t. Quand je la franchis en oblique, elle se d�robe, comme en pivotant sur elle-m�me. Ce mouvement me procure le m�me plaisir que la foul�e souple d'un coup de faux. Je suis bien install�. Je suis patron � bord. Les r�servoirs tiennent. Je gagnerai un verre, au poker d'as, � P�nicot, puis je battrai Lacordaire aux �checs. C'est comme �a que je suis, quand je suis vainqueur...
" J'ai bien chang� ! Commandant Alias, j'�tais amer, ces jours-ci; alors que l'invasion blind�e ne rencontrait plus que le n�ant, les missions sacrifi�es ont co�t� au Groupe 2/33 dix-sept �quipages sur vingt-trois.
" Nous nous cramponnions, vous, le premier, � la lettre d'un devoir dont l'esprit s'�tait obscurci. Cependant, vous aviez raison... Vous nous poussiez d'instinct, non plus � vaincre, c'�tait impossible, mais � devenir. "
Au plus fort de la mitraille, il a eu ce mot magnifique : " Eh ! Ceux qui nous tirent d'en-bas, savent-ils qu'ils nous forgent ? "
Et la path�tique question que le branle-bas du combat a tenue comme en suspens, va recevoir sa r�ponse.
Pourquoi accepter de mourir, alors qu'� nos regards humains, la mort appara�t inutile ?
" Nous nous sommes jet�s dans l'incendie. Nous avons tout sacrifi�. Et l�, nous avons plus appris sur nous-m�mes, que nous n'eussions appris en dix ann�es de m�ditation. Nous sommes sortis enfin de ce monast�re de dix ann�es.
" Certes, nous sommes d�j� vaincus. Tout est en suspens, tout s'�croule, mais je continue d'�prouver la tranquillit� d'un vainqueur... Nous ne disposons d'aucun langage pour justifier notre sentiment de victoire. Mais nous nous sentons responsables. Nul ne peut se sentir, � la fois, responsable et d�sesp�r�...
" Je me suis battu pour pr�server la qualit� d'une lumi�re, bien plus encore que pour sauver la nourriture des corps. Je me suis battu pour le rayonnement particulier en quoi se transfigure le pain de chez moi... On meurt pour cela qui fait vivre... Quiconque porte dans son c�ur une cath�drale � b�tir est d�j� vainqueur. La victoire est le fruit de l'amour...
" Il nous est donn� de courir vers les camarades, et il me semble que nous nous h�tons vers une f�te, Commandant Alias, Commandant Alias... Cette communaut� parmi vous, je l'ai go�t�e comme un feu pour aveugle. L'aveugle s'asseoit et �tend les mains, il ne sait pas d'o� lui vient son plaisir. De nos missions, nous rentrons pr�ts pour une r�compense au go�t inconnu, qui est simplement l'amour.
" Nous n'y reconnaissons pas l'amour. L'amour au-nous songeons d'ordinaire est d'un path�tique plus tumultueux. Mais il s'agit, ici, de l'amour v�ritable : un r�seau de liens qui fait devenir. "
" Un r�seau de liens qui fait devenir ", mots exacts, d�finition charg�e de sens, amour qui commande la victoire.
Pilote de guerre est un grand livre, un livre qui justifie la France et la guerre men�e pour l'honneur. Le mot honneur, Saint-Ex ne l'a pas �crit. " Le sublime �tait en lui trop quotidien et naturel ", pour que sa plume ne refus�t pas comme d'instinct les grands mots trop solennels.... Mais, s'il n'a ,pas �crit ce mot, il l'a v�cu, ce qui est mieux.
Pilote de guerre apporte au combattant malheureux, qui s'acharnait � mourir, un t�moignage de valeur.
" Nous mourons... Cent cinquante mille Fran�ais, depuis quinze jours, sont d�j� morts... Il est des paquets de fantassins qui se font massacrer dans une ferme ind�fendable. Il est des Groupes d'aviation qui fondent comme une cire jet�e au feu. "
Plus encore que Terre des hommes, Pilote de guerre est un " manuel d'humanisme " ; mais il est bien davantage un Credo, une profession de foi.
" � chaque �poque, �crit Georges Mounin, la litt�rature offre ce ph�nom�ne : beaucoup portent la farine et quelques-uns le levain... Saint-Exup�ry a les qualit�s du levain, ses phrases resteront, g�n�ration par g�n�ration, et pour longtemps sans doute, le pain de quelques vaillants. "
" Il a fallu ce voyage difficile, �crit Saint-Ex, au retour de sa mission sur Arras, pour que je distingue en moi, tant bien que mal, l'individu que je combats, de l'homme qui grandit. Je ne sais ce que vaut l'image qui me vient, mais je me dis : l'individu n'est qu'une route ; l'homme qui l'emprunte compte seul. "
D�s lors, Saint-Ex voit se regrouper, s'unifier toutes ses fid�lit�s sous le signe d'une civilisation dont nous avions viol� les r�gles et qu'il nous faut reconstituer.
" Il est un principe dont tout est sorti autrefois racines, tronc, branches et fruits. Quel est-il ? Il �tait graine puissante dans le terrain des hommes. Il peut seul me faire vainqueur... Ma civilisation repose sur le culte de l'homme au travers des individus. Mais, peu � peu, j'ai oubli� ma v�rit�. J'ai cru que l'Homme r�sumait les hommes, comme la Pierre r�sume les pierres. J'ai confondu cath�drale et somme de pierres et, peu � peu, l'h�ritage s'est �vanoui. Il faut restaurer l'Homme. C'est lui', l'essence de ma culture... "
" Il est ais� de fa�onner un homme aveugle qui subisse, sans protester, un ma�tre ou un Coran. Mais la r�ussite est autrement haute qui consiste, pour d�livrer l'homme, � le faire r�gner sur soi-m�me... " " Les pentes invisibles de l'amour d�livrent l'homme. Ma civilisation a cherch� � faire de chaque homme, l'Ambassadeur d'un m�me prince. Elle a consid�r� l'individu comme chemin ou message de plus grand que lui-m�me ; elle a offert � la libert� de son ascension, des directions aimant�es...
" Je connais bien l'origine de ce champ de forces. Durant des si�cles, ma civilisation a contempl� Dieu � travers les hommes. L'homme �tait cr�� � l'image de Dieu. On respectait Dieu en l'homme. Les hommes �taient fr�res en Dieu. Ce reflet de Dieu conf�rait une dignit� inali�nable � chaque homme. Les relations de l'Homme avec Dieu fondaient avec �vidence les devoirs de chacun vis-�-vis de soi-m�me ou d'autrui... "
Voici donc renou�e la gerbe et les mat�riaux rassembl�s, l'ordre int�rieur restaur� et prononc� le nom unique qui fonde l'Amour, la V�rit� et qui est Vie, qu�te ultime de l'�crivain et, sur la trame reconquise, se d�tachent les hautes lignes de la civilisation chr�tienne.
" On ne fonde en soi l'�tre dont on se r�clame que par des actes. Notre Humanisme a n�glig� les actes. Il a �chou� dans sa tentative.
L'acte essentiel ici a re�u un nom. C'est le sacrifice... Il est un don de soi-m�me � l'�tre dont on pr�tendra se r�clamer... Il faut commencer par le sacrifice pour fonder l'amour... L'homme doit toujours faire les premiers pas. Il doit na�tre avant d'exister. "
Et Saint-Exup�ry conclut avec une noble simplicit� : " Je combattrai pour l'Homme, contre ses ennemis. Mais aussi contre moi-m�me. "
D'autres ont, lou� les m�rites de l'�crivain prestigieux, la splendeur de ses images, l'exactitude de ses termes et cet univers nouveau que nous d�couvre l'avion ; mais ne doit-on pas dire aussi la qualit� d'une pens�e qui s'est constamment affermie par la gr�ce d'un �quilibre, le rythme m�me d'une vie qui allait ineffablement de la r�flexion � l'acte et de l'acte � la r�flexion, o� l'action et la r�flexion s'enrichissaient l'une de l'autre et l'une et l'autre �difiaient l'homme.
Et ce beau livre est, au surplus, le premier livre r�sistant ; r�sistant � la veulerie, au complexe de culpabilit�, � la l�chet�, au racisme. Dans les t�n�bres de la d�b�cle, il proph�tise la victoire et les mots par o� il s'ach�ve :
" Les vaincus doivent se taire, comme les graines ", rejoignent cette affiche tricolore qu'� la m�me �poque on lisait sur les murs de Londres bombard� :
" La France a perdu une bataille ; la France n'a pas perdu la guerre. "
XVIII
" LETTRE � UN OTAGE "
" LE PETIT PRINCE " - " CITADELLE "
Commenc�e sur le bateau de l'exil, ce bateau qui s'�loignait du Portugal avec sa charge de " fant�mes ", " La lettre � un otage " est une des plus pures confidences de l'�me amicale de Saint-Ex.
" Celui qui, cette nuit, hante ma m�moire, est �g� de cinquante ans. Il est malade. Et il est Juif. Comment survivrait-il � la terreur allemande ? Pour imaginer qu'il respire encore, j'ai besoin de le croire ignor� de l'envahisseur, abrit� en secret par le beau rempart de silence des paysans de son village. "
M�ditation de l'exil�, plus sensible en terre �trang�re � l'amour de son pays, la Lettre � un otage est comme un " trait� de la pr�sence "... Saint-Ex s'y d�solidarise de ces expatri�s, d�j� coup�s, par l'abandon, des liens qui les faisaient �tre ; son absence � lui est fausse ; il ne peut vivre c�te � c�te avec l'ennemi mais, en arri�re, ses attaches restent, " la maison familiale " demeure... Ne vivant que pour le retour, il reste pr�sent dans l'absence ; il est m�me une pr�sence plus dense qu'une pr�sence r�elle ". C'est celle de la pri�re... Jamais je n'ai mieux aim� ma maison que dans le Sahara. Jamais fianc�s n'ont �t� plus proches de leur fianc�e que les marins bretons du XVe si�cle, quand ils doublaient le cap Horn et vieillissaient contre le mur des vents contraires. D�s le d�part, ils commen�aient d�j� de revenir. C'est leur retour qu'ils pr�paraient de leurs lourdes mains en hissant les voiles. "
Dans les jours les 'plus cruels, Saint-Ex croyait � la victoire, mais n'ignorait pas, pour autant, qu'il " faut d�rouler le temps pour assister � son triomphe dans le bl�. "
Victoire ! triomphe ! tout d�pend de la substance de l'homme. " Que faut-il faire ? �crit-il dans Pilote de guerre. Ceci. Ou le contraire, ou autre chose. Il n'est point de d�terminisme de l'avenir. Que faut-il �tre ? Voil� bien la question essentielle car l'esprit seul fertilise l'intelligence... Je veux que mon pays soit - dans son esprit et dans sa chair - quand reviendra le jour. Pour agir selon le bien de mon pays, il me faudra peser � chaque instant dans cette direction, de tout mon amour. ".
Cette promesse, la Lettre � un otage la tient, qui est recherche de l'essentiel : sollicitations invisibles que le d�nuement du d�sert permettait de discerner ; continuit� de l'amour. " Le sort de chacun de ceux que j'aime me tourmente plus gravement qu'une maladie install�e en moi. Je me d�couvre menac� dans mon essence par leur fragilit� " ; ferveur de l'amiti� que symbolise un sourire ; entente muette sur les bords du fleuve de Tournus ; qualit� miraculeuse d'un sourire qui d�livre de l'angoisse et porte certitude et paix, telle la puissance de ce sourire qui, certain jour, dans l'Espagne r�volutionnaire, effa�a le drame pr�s de na�tre.
L'essentiel : cette joie surtout qui reste distincte du plaisir ; et qui est �l�vation, pl�nitude et cr�ation, bonheur de participer � l'�uvre et par l'�uvre de s'accomplir, fruit le plus pr�cieux peut-�tre de notre civilisation.
" Une tyrannie totalitaire pourrait nous, satisfaire elle aussi dans nos besoins mat�riels, mais nous ne sommes pas un b�tail � l'engrais. La prosp�rit� et le confort ne sauraient r�ussir � nous combler. "
" Respect de l'homme !... L� est la pierre de touche ! Quand le Naziste respecte exclusivement qui lui ressemble... il refuse les contradictions cr�atrices, ruine tout espoir d'ascension, et fonde pour mille ans, en place d'un homme, le robot d'une termiti�re. L'ordre pour l'ordre ch�tre l'homme de son pouvoir essentiel, qui est de transformer et le monde et soi-m�me. La vie cr�e l'ordre, mais l'ordre ne cr�e par la vie. " �trange parent� humaine qui se fonde sur l'avenir, non sur le pass�. Sur le but, non sur l'origine. " Nous sommes l'un pour l'autre des p�lerins qui, le long de chemins divers, peinons vers le m�me rendez-vous. " " C'est sans doute pourquoi, mon ami, j'ai un tel besoin de ton amiti�. J'ai soif d'un compagnon qui, au-dessus des litiges de la raison, respecte en moi le p�lerin de ce feu-l�. J'ai besoin de go�ter quelquefois, par avance, la chaleur promise, et de me reposer, un peu au del� de moi-m�me, en ce rendez-vous qui sera n�tre.
" Mon ami, j'ai besoin de toi, comme d'un sommet o� l'on respire : j'ai besoin de m'accouder aupr�s de toi, une fois encore, sur les bords de la Sa�ne, � la table d'une petite auberge de planches disjointes, et d'y inviter deux mariniers, en compagnie desquels nous trinquerons dans la paix d'un sourire semblable au jour. "
Lettre � un otage : t�moignage pour l'unit� humaine, pour l'amour qui y prend racine et pour sa fleur : le sourire qui exprime respect et joie, r�seau de liens et f�te humaine .
Pages vibrantes que des mots �mouvants terminent : " Pour nous, Fran�ais du dehors, il s'agit dans cette guerre de d�bloquer la provision de semences gel�e par la neige de la pr�sence allemande. Il s'agit de vous secourir, vous de l�-bas. Il s'agit de vous faire libres dans cette terre o� vous avez le droit fondamental de d�velopper vos racines...
" Vous �tes quarante millions d'otages... C'est vous qui nous enseignerez... Nous ne fondons pas la France, nous ne pouvons que la servir, nous n'aurons droit, quoi que nous ayons fait, � aucune reconnaissance. Il n'est pas de commune mesure entre le combat libre et l'�crasement dans la nuit. Il n'est pas de commune mesure entre le m�tier de soldat et celui d'otage. Vous �tes les saints.
Et ne pouvant plus, en exil, s'adresser aux hommes de chez lui, Saint-Ex se tourne vers l'enfance, ce royaume toujours in�dit dont il est rest� commensal. C'est ce conte charmant : " Le petit prince " qui a d�, j'imagine, avant de venir au jour, longtemps cheminer dans ces r�gions qui n'ont acc�s � la conscience que par des chemins inconnus.
Le pilote, �chou� dans le d�sert, est r�veill�, au lever du jour, par une dr�le de petite voix : " S'il vous pla�t, dessine-moi un mouton. "
Un enfant ! � mille milles de toute r�gion habit�e !
L'aviateur saute sur ses pieds, frotte s'es yeux et aper�oit un petit bonhomme tout � fait extraordinaire... Il faut pour le bien conna�tre voir les fra�ches illustrations qui accompagnent le texte, car Saint-Ex a peint, lui-m�me, avec amour, l'histoire du petit prince et il �tait, para�t-il, tr�s fier de ses dessins.
- S'il vous pla�t, dessine-moi un mouton, reprend l'enfant gravement.
Apr�s d'infructueux essais, le pilote esquisse... une caisse.
- Le mouton que tu veux est dedans.
Le visage du petit prince s'illumine, car les enfants comprennent toutes sortes de choses que les grandes personnes ne peuvent arriver � saisir. " Il faut toujours et toujours leur donner des explications. "
Et Saint-Ex qui, jusqu'� cette panne, a toujours, dit-il, v�cu seul, " sans personne � qui parler v�ritablement", va se reconna�tre dans " ce petit bonhomme r�solu, courageux, �perdument sentimental, descendu myst�rieusement d'une plan�te minuscule ".
Au hasard des r�flexions, le petit prince conte son histoire et comment il a quitt� une plan�te, grande � peine comme une maison et qui renferme trois volcans, " qui lui arrivent au genou ", l'ast�ro�de B 612.
Les grandes personnes aiment les chiffres ; c'est la raison pour laquelle Saint-Exup�ry nous confie ce num�ro.
Chaque matin, le petit prince fait la toilette de sa plan�te, il ramone ses volcans et arrache les mauvaises plantes, les baobabs principalement, dont " on ne pourrait se d�barrasser si l'on s'y prenait trop tard "; ces terribles baobabs, susceptibles, tellement ils grossissent, de faire �clater la plan�te. Sur cette �toile exigu�, il lui suffit de d�placer sa chaise de quelques pas pour voir le soleil se coucher. " Un jour, dit-il, j'ai vu le soleil se coucher quarante-quatre fois ! "
Et peu apr�s il ajoute :
- Tu sais... quand on est tellement triste, on aime
les couchers de soleil...
Une fleur inconnue, magnifique, s'est ouverte sur
sa plan�te ; une rose tr�s belle, tr�s coquette...
Le petit prince un jour confie :
" Je n'ai alors rien su comprendre ! J'aurais d� la juger sur les actes et non sur les mots. Elle m'embaumait et m'�clairait. Je n'aurais jamais d� m'enfuir ! " Car il a fui la fleur compliqu�e et coquette ; tendre pourtant, mais qui ne pleurera pas devant lui, le jour de son d�part. " C'�tait une fleur tellement orgueilleuse ! "
Il a profit� pour partir d'une migration d'oiseaux sauvages et visite tour � tour les ast�ro�des 'voisins, habit�s par le despote, le vaniteux, l'ivrogne, le businessman, l'allumeur de r�verb�res. " Les grandes personnes sont tout � fait extraordinaires ", se dit � bon droit l'enfant, lors de chacune de ses visites. L'allumeur de r�verb�res est encore le moins absurde. " Quand il allume son r�verb�re, c'est comme s'il faisait na�tre une �toile de plus ou une fleur. C'est une occupation tr�s jolie. C'est v�ritablement utile puisque c'est joli. "
La sixi�me plan�te visit�e est habit�e par un g�ographe qui ignore fleuves et montagnes, villes et d�serts, car il manque d'explorateurs. Il se refuse � noter la fleur qui a pouss� sur l'ast�ro�de du petit prince, parce que, dit-il, les fleurs sont �ph�m�res, menac�es de disparition prochaine.
" Ma fleur est �ph�m�re, apprend de lui le petit prince, et elle n'a que quatre �pines pour se d�fendre contre le monde ! Et je l'ai laiss�e tonte seule chez moi ! "
Anxieux d�j�, il va visiter la Terre et, comme il tombe dans le d�sert, il ne rencontre que le serpent.
- O� sont les hommes, lui demande-t-il ?
- Je puis, lui dit le serpent, t'emporter plus loin qu'un navire... mais tu es pur et tu viens d'une �toile... Tu me fais piti�, toi si faible, sur cette terre de granit. Je puis t'aider un jour si tu regrettes trop la plan�te. Je puis...
- Oh ! j'ai tr�s bien compris, fit le petit prince, mais pourquoi parles-tu toujours par �nigmes ?
- Je les r�sous toutes, dit le serpent. Et ils se turent.
Apr�s avoir rencontr� une simple fleur sur un sommet, et l'�cho dans les montagnes, l'enfant d�couvre les roses - cinq mille roses dans un seul jardin ! Il se sent tr�s malheureux.
" Je me croyais riche d'une fleur unique et je ne poss�de qu'une rose ordinaire. �a et mes trois volcans qui m'arrivent au genou, �a ne fait pas de moi un bien grand prince... Et couch� dans l'herbe, il pleura. "
Mais il aper�oit le renard :
- Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste...
- Je ne puis pas jouer avec toi;.. Je ne suis pas apprivois�.
- Je cherche des hommes... des amis. Qu'est-ce que signifie " apprivoiser " ?
- C'est une chose trop oubli�e, dit le renard : nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai, pour toi, unique au monde...
- Je commence � comprendre, dit le petit prince.
Il y a une fleur... je crois qu'elle m'a apprivois�. " Le renard regarda longtemps le petit prince.
- S'il te pla�t... apprivoise-moi, dit-il !
- Je veux bien, r�pondit le petit prince, mais je n'ai pas beaucoup de temps. J'ai des amis � d�couvrir, beaucoup de choses � conna�tre.
- On ne conna�t que les choses que l'on apprivoise... Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
Le petit prince apprivoise le renard et le renard pleura lorsque vint l'heure du d�part.
- Alors tu ne gagnes rien, remarqua l'enfant �mu.
- J'y gagne, dit le renard. Le bl� dor�, inutile pour moi jusqu'ici, va d�sormais me rappeler tes cheveux couleur d'or... Alors ce sera merveilleux... Et j'aimerai le bruit du vent dans le bl�... Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde... Adieu, lui dit le renard. Je te fais cadeau d'un secret : On ne voit bien qu'avec le c�ur. L'essentiel est invisible pour les yeux...
" L'essentiel est invisible pour les yeux ", r�p�ta le petit prince, afin de se souvenir.
-- Les hommes, dit encore le renard, ont oubli� cette v�rit�. Mais tu ne dois pas l'oublier ; tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivois�. Tu es responsable de ta rose...
Responsable de sa fleur... de sa fleur tellement faible et qui se croit tellement forte avec ses quatre �pines de rien du tout !... Le petit prince songe au retour.
Or au huiti�me. jour de sa panne, le pilote n'a plus une goutte d'eau.
- Cherchons un puits, dit le petit prince... Et ils se mirent en marche.
- Tu as donc soif ? interroge le pilote.
- L'eau peut aussi �tre bonne pour le c�ur. Les �toiles sont belles � cause d'une fleur qu'on ne voit pas.
" Ce qui embellit le d�sert, c'est qu'il cache un puits quelque part. "
Et le pilote comprit soudain le myst�re inclus dans les choses et par lequel les choses rayonnent : " tr�sor dans la vieille demeure, fleur dans l'�toile, puits dans le sable ".
Et comme le petit prince s'endormait, le pilote le prit dans ses bras et se remit en route, �mu de ce tr�sor fragile : " Ce que je vois l� n'est qu'une �corce. Le plus important est invisible. "
Et marchant ainsi, il d�couvrit le puits, au lever du jour.
Un puits myst�rieux, pareil � un puits de village et qui donnait une eau meilleure qu'un aliment, une eau sur laquelle rayonnait la marche sous les �toiles, le chant de la poulie, l'effort des bras du pilote ainsi que rayonnaient, sur le cadeau de No�l, les lumi�res de l'arbre, la musique de la Messe, la douceur des sourires.
Mais le c�ur du pilote se serre car, au retour de son travail, il surprend la conversation du petit prince et du serpent.
- Tu as du bon venin ? Tu es s�r de ne pas me faire souffrir longtemps ?
- Quelle est cette histoire-l� ! Tu parles maintenant avec les serpents ?
Il me regarda gravement et m'entoura le cou de ses bras :
- Je suis content que tu aies, trouv� ce qui manquait � ta machine. Tu vas pouvoir rentrer chez toi... Moi aussi, aujourd'hui, je rentre chez moi... Cette nuit �a fera un an. Mon �toile se trouvera juste au-dessus de l'endroit o� je suis tomb� l'ann�e derni�re... Je vais te faire un cadeau.
- Toi, dit-il, tu auras des �toiles, comme personne n'en a, des �toiles qui savent rire.
Quand tu seras consol� - on se console toujours - tu seras content de m'avoir connu. Tu seras toujours mon ami. Tu auras envie de rire avec moi... Et tes amis seront bien �tonn�s de te voir rire en regardant le ciel... Et ils te croiront fou. Je t'aurai jou� un vilain tour. "
Il se tourmente encore :
- Tu as eu tort de te laisser apprivoiser. Tu auras de la peine. J'aurai l'air d'�tre mort et ce ne sera pas vrai...
Il expliqua :
- Tu sais, ma fleur, j'en suis responsable. Et elle est tellement faible ! Et elle est tellement na�ve... Voil�... c'est tout.
Il n'y eut rien qu'un �clair jaune... Il tomba doucement comme un arbre.
" Et maintenant, �a fait six ans... Les camarades ont �t� bien contents de me revoir vivant. J'�tais triste, mais je leur disais : C'est la fatigue.
" Et j'aime la nuit �couter les �toiles.
" C'est comme cinq cent millions de grelots... "
Mais c'est l� un bien grand myst�re : apprivois�, le pilote se tourmente ; il s'inqui�te de l'enfant ; il s'inqui�te de sa rose. Il arrive que les grelots se changent en larmes...
Le dernier dessin du pilote : deux lignes nues ; au ciel, une �toile. C'est ici que le petit prince a apparu sur terre, puis disparu...
" S'il vous arrive de passer par l�... attendez un peu, juste sous l'�toile !
" Si alors un enfant vient � vous, s'il rit, s'il a des cheveux d'or, s'il ne r�pond pas quand on l'interroge, vous devinerez bien qui il est.
" Alors, soyez gentils ! Ne me laissez pas tellement triste : �crivez-moi vite qu'il est revenu... "
Les enfants seront sensibles au myst�re, au jaillissement po�tique, � la simplicit� de ce conte merveilleux, et les symboles qu'il recouvre leur seront sans doute accessibles pour peu qu'on les mette sur la voie.
Ce livre, je le vois volontiers, entre les mains d'une de ces jeunes mamans, p�n�tr�e pour son propre compte par le charme et la port�e de ce r�cit d�licieux. Je la vois, cette jeune femme, ainsi que l'aurait voulue Br�mond, entour�e de ses moins de douze ans et lisant � haute voix...
C'est � cette heure recueillie o� le soleil s'efface " Cette parole, ajoutant � elle seule un attrait nouveau au livre, cette lenteur forc�e du d�bit et, par l�-dessus, cette atmosph�re de bonheur et de tendresse, en faut-il davantage pour mettre en branle les fra�ches facult�s de l'enfant ?
Qu'il serait facile alors de r�ver � son tour le r�ve du po�te ", de donner les cl�s des myst�res, de guider, peut-�tre pour toujours, vers les actes o� cro�t l'amour : la toilette de la plan�te... le danger des baobabs, les �tres na�fs et faibles, orgueilleux et tendres pourtant... l'amour qui cherche � comprendre et qui se sait responsable, l'absurdit� des m�chants et des inutiles, la m�thode pour apprivoiser, la lumi�re qui vient du c�ur, le rayonnement du tr�sor cach� dans les choses, et jusqu'� ces larmes myst�rieuses qui prennent, � certains jours, la place des grelots du rire. Et encore ce grave p�ril d'abandonner la terre d'enfant� pour aborder cette contr�e o� v�g�tent tant de grandes personnes ; terre aride, terre st�rile o� les chiffres et la vanit� ont fait oublier l'essentiel...
Citadelle, cet ouvrage qui n'est pas encore �dit�, constitue, d'apr�s ses propres confidences, l'�uvre la plus proche de la pens�e de l'�crivain.
Saint-Ex transportait pr�cieusement le manuscrit dans certaine petite valise bleue... Quand il en permettait la lecture, " il fallait le lire sur place, guett� par l'auteur, qui venait voir toutes les minutes � quel passage on en �tait "...
" Aupr�s de cet ouvrage, confia-t-il, tous mes autres bouquins ne sont qu'exercices. "
" Il avait l'intention, �crit Jules Roy dans Confluences, d'y travailler dix ans et d'en consacrer trois ou quatre � le revoir une fois achev�. "
Une Semaine dans le Monde, qui en a publi� les premiers chapitres avant l'�dition compl�te, pr�vient les lecteurs que " personne n'a tent� de se substituer � l'auteur pour pr�ciser la pens�e, modifier une phrase ou changer un mot ".
Tandis que nous lisions ces pages, nous, pensions � une immense plaine, d�bordante d'�pis g�n�reux, et cependant nous d�plorions que l'�crivain n'ait pu lui-m�me battre et engranger son bl�.
Les id�es exprim�es sous le couvert de l'apologue n'eussent-elles subi aucun changement que la patiente, la profonde m�ditation dont Saint-Ex voulait qu'elles jaillissent, les e�t condens�es, clarifi�es, et leur e�t donn�, par l�-m�me, leur maximum d'efficace.
" Un jeune chef, personnage central de l'�uvre, s'instruit aupr�s de son p�re, ma�tre de l'empire, du maniement des hommes ; ma�tre � son tour, il observe ce qui grandit ou avilit son peuple, ce qui fortifie ou d�compose son empire. "
C'est donc un constant monologue - car il reste narrateur - que poursuit le jeune chef, et si belles qu'en soient l'expression et les images, si saisissantes et profondes les id�es, si haute l'inspiration, ce discours ininterrompu risque de para�tre monotone.
Il s'agit, en v�rit�, d'un livre de m�ditations qui ne peut plus nous s�duire par le mouvement, le r�alisme des ouvrages pr�c�dents o� s'alliaient si heureusement, avec son activit�, l'incessant retour de l'homme sur lui-m�me et sur son �uvre.
Mais ces pages nous portent, par contre, dans un langage lyrique, " mouvement naturel de son c�ur ", le mieux pes�, le plus m�ri de l'�thique de l'�crivain; encore faut-il, pour �tayer ce jugement, attendre que paraisse l'ouvrage.
XIX
TERRE D'EXIL. LE RETOUR
Saint-Exup�ry ne fut pas heureux en Am�rique ; il ne pouvait y �tre heureux. Cette terre libre o� il a, � maintes reprises, r�sid�, dont il aimait l'�nergie, l'activit�, a pris pour lui visage de ge�le ; jour apr�s jour, il va attendre l'�vasion.
Et le prisonnier s'�nerve : " On a connu, l�-bas, �crit Pierre de Lanux, sa gentillesse bourrue, ses silences, ses �clats de mauvaise humeur ou d'indignation, on l'a vu se " distraire ". Distraire de quoi ? D'une insupportable inqui�tude et souffrance qui dura tout le temps de son s�jour, et dont on ignorait l'envergure et la profondeur... Taureau malveillant, mais plein d'amour... Ne pas s'y tromper : il cherche sans cesse quoi aimer, quoi admirer. En 1941, � New-York, l'admirable �tait bien cach�. "
Un �tat physique d�ficient - il subit plusieurs op�rations, - l'incompr�hension, les d�bats oiseux ou p�nibles, les h�sitations de l'Am�rique, les jeux d�cevants de la politique, aggravent la peine de l'absence, et surtout ce tourment d'autrui qui lui fut toujours si lourd. Lui qui, au c�ur de la d�b�cle, proph�tisait la victoire, en est venu � douter ; " douter lui semble plus courageux et plus vrai ", mais il confie : " Il n'y a pas de place pour moi dans un monde o� Hitler dominerait. "
Et comme il est malheureux, il se montre intol�rant ; il se f�che, il blesse, se repent : " sa s�v�rit� pour divers optimismes lui vaut d'�tre mal compris ".
Heureusement, il �crivit : ses notes de guerre s'�taient volatilis�es au cours des semaines tragiques, mais il les avait v�cues avec trop d'intensit� pour se trouver d�muni.
Fleight to Arras, nous l'avons dit, d�cha�na l'enthousiasme, expliqua la France violent�e, �veilla, pour son malheur, toute la sympathie d'un grand peuple et conquit � son auteur une immense gloire litt�raire.
Et apr�s avoir d�crit la mis�re et aussi l'enrichissement dus aux rudes le�ons du malheur, apr�s avoir mis au clair le silence et la souffrance de ses fr�res emmur�s dans la Lettre � un otage, Saint-Ex �crit pour l'enfance, le seul public, pense-t-il, qui puisse l'entendre encore. Il r�dige : Le Petit Prince. Et pourtant, toujours il �prouve ce besoin de " communiquer " qui na�t comme spontan�ment de son c�ur fraternel.
L'enfant qui r�veillait les siens pour lire des vers, la nuit, est bien le m�me qui, devenu homme, t�l�phone � ses amis : " Je voudrais venir vous voir. Je veux vous lire une page. "
Sous ses dehors assur�s, il est inquiet ; il doute toujours profond�ment de lui-m�me : il a besoin d'amiti� et aussi d'approbation. " Je sais de quel
oxyg�ne vous avez besoin ", lui disait un de ses amis; et, nous confie Pierre Dalloz, " j'y allais de mes �loges que je pensais d'ailleurs profond�ment.
Enfin, vint le jour o� les Alli�s d�barqu�rent en Afrique du Nord. Ce jour de novembre fut en France aussi clair et ensoleill� que peut l'�tre un jour printanier et les drapeaux qui, dans la zone, libre encore pour quelques heures, �taient arbor�s en l'honneur du 11 novembre prochain, claqu�rent, en d�pit des lamentations de Vichy, au vent vivifiant de l'espoir.
Un m�me souffle secouait l'Am�rique et, � la radio de New-York, Saint-Ex s'adressait aux Fran�ais :
" Fran�ais, r�concilions-nous pour servir... Les uns comme les autres, nous condamnions tout esprit de collaboration entre la France et l'Allemagne, mais, tandis que les uns accusaient la France de trahison, les autres ne lisaient dans son comportement que l'effet d'un chantage absolu... "
Mais ce n'est plus l'heure de parler. Saint-Ex br�le de se battre.
" Son a�eul, �crit Andr� George, avait �t� parmi les premiers gentilshommes de France � gagner l'Am�rique pour la guerre de l'Ind�pendance. Antoine de Saint-Exup�ry, lui, qui fut toujours un chevalier � sa mani�re a�rienne, quitta les �tats-Unis d�s qu'il le put, en avril 1943, dans ce premier convoi qui transportait, en Afrique du Nord, cinquante mille soldats. "
Il accourt vers son ancien groupe, le 2/33, qui vient de se replier de la Tunisie � Laghouat, petite ville alg�rienne, ombrag�e de palmiers, � la porte du Sahara.
Jules Roy a d�crit la rage d'impatience qui d�vorait les pilotes, l'�puisant jeu de l'esp�rance pendant les longs jours inactifs :
" Pour entrer dans la bataille, �crit-il, nous attendions d'autres avions qui n'arrivaient pas...
" Mes pilotes hochaient la t�te en silence, quand je leur rab�chais obstin�ment les rengaines de mon esp�rance et de ma foi...
" J'occupais, alors, un petit appartement de deux pi�ces. Un soir, je venais de m'endormir, un bruit de pas et de voix m'�veilla... Je reconnus l'une des voix, trais l'autre, sourde et br�ve, me fit tressaillira Je l'avais entendue deux ans plus t�t. Je la retrouvai dans ma m�moire ; ce ne pouvait �tre que Saint-Exup�ry.
" Le lendemain matin, je frappai � la porte de communication et j'entrai prudemment, en m'excusant. C'�tait bien Saint-Exup�ry, d�j� �veill�, � demi assis dans son lit, la cigarette aux l�vres, ses yeux d'oiseau de nuit lourds de pens�es..
" D�s lors, l'esp�rance prit en moi une assise plus solide. Le message d'Am�rique se chargeait d'un sens singulier. Saint-Exup�ry ne se contentait pas de lancer un message sur des ondes, il venait le signer. C'�tait l'un de ces hommes qui ne croient � la vertu des mots que lorsqu'ils y engagent leur vie en otage...
" Il demandait que l'an pr�t � la lettre ce qu'il �crivait et qu'il tenait pour rien si l'action n'apportait pas aux mots sa rigueur..., ne voulant pas de la seule force de l'�criture, quand l'action n'en fournit pas la preuve...
" ...Tout le monde eut conscience du secours dont il venait de nous �pauler. Au commandement de l'oasis, on �tait moins honor� de la pr�sence d'un �crivain de r�putation mondiale que d�concert� de voir un tel personnage, bien plus grand qu'on le croyait encore, s'engager dans une aventure o� il risquait de tout perdre, quand on ne songeait qu'� tout sauvegarder...
Mais les pilotes et les m�caniciens enracinaient leur foi dans la terre riche qu'il apportait avec l'aura qui l'accompagnait... "
Si nous avons longuement cit� l'article que Jules Roy consacre dans Confluences � la m�moire de Saint-Ex, c'est qu'il est de ceux qui soulignent d'un trait ferme le magnifique temp�rament moral qui fut celui de l'aviateur : union �troite de l'action avec la pens�e, avec la parole et l'�crit, climat rare et exemplaire d'absolue sinc�rit�.
Saint-Ex n'avait jamais perdu le contact avec les camarades de son groupe.
" Le lendemain de son arriv�e, il s'installa au poste de pilotage d'un avion ; le soir, il offrit un m�choui � son escadrille et fit des tours de cartes. "
Une joie l'habite, une haute joie, proportionn�e � l'�preuve, mais, h�las! de courte dur�e ou, pour mieux dire, vite g�ch�e par un malaise, une inqui�tude... le malaise de se sentir en disgr�ce ; l'inqui�tude de ne pouvoir prendre une part active au combat.
En Alg�rie, la situation politique est embrouill�e au dernier point : l'amiral Clark vient de traiter avec Darlan, l'homme de Vichy, le mauvais g�nie de la marine. Darlan mort, l'Alg�rie ne jure plus que par Giraud. L'arriv�e, en mai 43, du g�n�ral de Gaulle, aggrave la confusion.
Et, s'il est vite �vident que de Gaulle aura raison des obstacles, l'Am�rique, m�contente de l'affaire de Saint-Pierre et Miquelon, heurt�e par les r�parties tranchantes et l'inflexible volont� du g�n�ral, travaill�e par des Fran�ais, tels Henri Haye, Andr� Maurois, l'Am�rique pendant longtemps semblera ignorer de Gaulle.
De plus, lui, Saint-Exup�ry, a refus�, � New-York, de faire partie du groupe gaulliste. Il n'aime gu�re les embrigadements et surtout juge s�v�rement certaines fractions de ce groupe. On lui tient rigueur de ce fait ; on lui reproche de n'avoir pas, d�s le d�but, ralli� Londres ; bref, il est froidement accueilli et ceci le touche au vif. Puis, alors qu'il ne songe qu'� prendre place dans la lutte, il semble qu'on veuille syst�matiquement l'�carter...
Il faut dire que c'est le moment o� l'escadrille �change ses Bloch 175 triplaces contre ces appareils fameux, si souples, si rapides, que les pilotes les ont baptis�s Lightnings : �clairs.
Monoplace bimoteur � double fuselage, le Lightning atteint sept cents kilom�tres-heure. Il est alors l'avion le plus rapide du monde, mais cet appareil fougueux r�clame de jeunes pilotes. Les Am�ricains ont fix� � trente-trois ans la limite d'�ge requise. Saint-Ex en a quarante-trois...
Le pilote ne se laisse pas abattre ; ses d�marches, son opini�tre insistance triomphent de tous les vetos.
L'escadrille, o� il est enfin affect�, a sa base � la Marsa, pr�s de Tunis. Plac�e sous le commandement am�ricain, elle fut engag�e en juillet 43.
" C'est � ce moment, �crit Jean Leleu, que, rejoignant moi-m�me cette escadrille, je connus Saint-Ex. Je le vois encore, son grand corps maladroit, n�gligemment v�tu d'une tenue d'�t� am�ricaine, venir � grands pas vers notre tente largement ouverte sur la piste d'envol. Il se baissa pour entrer, et c'est par ses yeux que je pris d'abord contact avec lui, par son regard extraordinaire de vie et de bont� qui le caract�risait tout entier... "
Bient�t r�entra�n�, il participe aux longs vols de reconnaissance : photos � haute altitude, seul � bord et sans une amie...; missions en Sicile, en Sardaigne, en Corse, en France ; pr�ludes de la d�livrance, mais dangereuses inconnues, alors que les avions, d�tect�s par les radars des c�tes, pouvaient �tre, d'un instant � l'autre, � la merci de la chasse ennemie.
Un jour, alors que Saint-Ex vient d'effectuer sa premi�re mission en France, � la suite d'un mince accident, on d�cide qu'il est trop vieux " pour chevaucher de pareils dragons " et on l'�carte du pilotage.
C'est pour lui un coup terrible, contre lequel il se regimbe avec toute son �nergie. Il fait appel � ses relations, et, tout en multipliant les d�marches, s'installe � Alger, chez le Dr P�lissier et s'y adonne � des recherches scientifiques - a�rodynamique et arithm�tique, en particulier.
Jean Oberl�, � la m�me �poque, � Alger, nous le d�crit jouant aux �checs chez le paysagiste Marquet, sous l'�il aigu du capitaine de vaisseau H�ron de Villefosse, celui-l� m�me qui, au service europ�en do la B.B.C., incarnait, dans les ann�es noires, par la voix de " Barbichon ", l'espoir et l'angoisse des Fran�ais.
" Saint-Exup�ry, a �crit Jean Oberl�, �tait extr�mement s�duisant, " de tr�s haute taille, robuste, avec une toute petite t�te et un nez retrouss�, ce marquis limousin �merveillait � la fois par son intelligence, son �rudition, ses vues ing�nieuses sur le monde qu'il avait survol� si souvent, et par sa ga�t�, son insouciance, ses plaisanteries, ses tours de cartes "...
Saint-Ex, toutefois, ne se montre jamais plus lui-m�me que lorsqu'il se trouve en contact avec quelqu'un de ces Fran�ais, en rupture d'esclavage, que la fameuse " cha�ne des manchots " relayait, jusqu'en Afrique. Ceux-l�, qui apportent de fra�ches nouvelles de la France martyris�e, le bouleversent jusqu'au fond de l'�me. Il �coute avec une attention passionn�e la relation des h�ro�ques r�sistances et communie - c'est le seul mot qui puisse convenir - � toutes les fiert�s et souffrances de l'�pop�e douloureuse.
Guillain de B�nouville a d�crit un d�jeuner � Alger, qui r�unit cinq convives dont Saint-Ex, Bertin-Chevance et lui-m�me : ces deux derniers arriv�s la veille en mission.
Au cours du repas, les nouveaux venus content les efforts, les sacrifices, les tortures, la plong�e brusque " dans le gouffre du silence ", de tant de compagnons qui menaient alors en France la vie souterraine, h�ro�que, qu'exigeait la R�sistance.
" L'�motion ne cessait de cro�tre. Bient�t, elle fut telle que pas un de nous, non, pas un, autour de cette table, n'avait encore les yeux secs. Les conventions, les convenances �taient d�pass�es. Nous puisions � pleine main, ensemble, dans la m�me lumi�re sans laquelle la vie ne vaut rien.
" Saint-Exup�ry, lui, nous regardait de son �il mobile et profond. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Et parfois, un sourire fugitif illuminait son noble visage o� la virilit� n'avait pas effac�, mais plut�t accentu�, un ensemble de gr�ces rayonnantes et, qu'on se souvienne bien, enfantines...
" La France... la France, disions-nous. Et elle �tait l� pr�sente parmi nous, meurtrie et d�pouill�e, sanglante et malheureuse...
" Oui, nous pleurions � chaudes ,et douces larmes. Et maintenant, nous ne parlions plus. Au seuil des ultimes combats pour la libert�, une gr�ce sp�ciale nous inondait et nous comblait d'amour... Un sourire, le sourire fraternel de Saint-Exup�ry, avait, d'une lumi�re inconnue, �clair� nos combats, notre d�tresse, notre esp�rance. Un miracle s'�tait produit. Et maintenant, nous jubilions de toute notre tendresse. "
Sourire de Saint-Exup�ry, inoubliable qualit� d'un sourire " o� l'on entre comme dans une patrie " ; sourire qui efface le drame et redonne vie � l'essentiel: amiti�, amour, unit� profonde des hommes, accord et joie des camarades en marche vers la m�me destin�e.
" Ce que j'aurais voulu lui dire, si je l'avais revu, �crit Guillain de Benouville, c'est de quelle lumi�re sa Lettre � un otage m'avait combl� en me faisant mieux comprendre le miracle du d�jeuner chez Fresnay.
" � chaque page, il m'avait sembl� entendre Saint-Exup�ry, et aussi revoir sa joie, son merveilleux sourire d'enfant �mu, la superbe paix de son �me sereine et libre, gr�ce � laquelle nous nous �tions � jamais compris. "
Saint-Ex passa quelques mois � Alger, apr�s quoi, sa t�nacit� ayant eu raison encore des obstacles accumul�s, il obtint d'�tre affect� comme adjoint au Colonel Chassin, qui commandait alors nos Marauders de Sardaigne. Mais son r�le, pr�s du Colonel, est un r�le de passager et ceci ne lui va pas. Il continue � se rebiffer jusqu'� ce qu'il soit r�affect� � son ancienne escadrille, dont la base est alors � Alghero.
" Lorsque, nous v�mes une silhouette massive venir vers nos Lightnings, �crit Jean Leleu, officier d'op�rations, personne ne s'y trompa : c'�tait Saint-Ex... Saint-Ex, insouciant et gai, manifestait sa joie profonde par un d�bordement de vitalit� qui, � la fois, d�sorientait et s�duisait son entourage... Je d�couvris bient�t que la richesse d'esprit de Saint-Ex n'�tait pas moindre que sa jeunesse de c�ur... une m�moire enrichie de mille aventures, une culture tr�s �tendue... un esprit curieux et subtil qui lui permettait d'avoir, sur les sujets les plus diff�rents, des id�es s�duisant, non seulement par leur nouveaut� et leur �l�gance, mais par leur solidit�... "
On le voit, tous les t�moignages se rejoignent...
En dehors des longs vols de reconnaissance, Saint-Ex m�ne une vraie vie de vacances. " Il partageait tous nos jeux avec une jeunesse enthousiaste : natation, canot automobile, et surtout p�che � la dynamite qu'il trouvait passionnante... La p�che finie, il plongeait et rentrait � la nage, lan�ant ses grands bras avec un rythme amusant de lenteur. "
Les huit pilotes de l'escadrille habitent une petite maison isol�e sur la c�te rocheuse. Saint-Ex se donne tout entier � l'intimit� fraternelle et r�clame mission sur mission. " Pour vous tous, une mission de plus ou de moins, ce n'est rien. Pour moi, qui ai pris du retard, c'est vital, vous comprenez... "
Or, une s�rieuse restriction a �t� faite � la r�affectation de Saint-Ex � l'escadrille.
Le nombre des missions qu'il lui est permis d'effectuer est strictement limit� ; ce chiffre atteint, il lui faudra renoncer... Le terme est proche, et le Commandant du Groupe, Gavoille, un de ses vieux amis, importun� par ses instances et plac� dans l'alternative, ou de contrevenir aux ordres ou d'opposer � Saint-Ex un refus qui le peine lui-m�me, imagine un stratag�me.
Le d�barquement en France, depuis si longtemps attendu est, � l'heure pr�sente, imminent, si bien que, fin mai, quelques pilotes du groupe ont �t� appel�s au G.Q.G. alli�, pour fournir des renseignements sur la r�gion envisag�e. Ces pilotes sont interdits de vol, afin que leur secret ne puisse profiter aux Allemands. Le Commandant a l'id�e de provoquer telle conversation au cours de laquelle un de ces pilotes, interdits de vol, communiquera � Saint-Ex quelque chose du fameux secret. Force sera alors � celui-ci de se d�clarer interdit de vol.
Plan ing�nieux, mis en �chec par le d�barquement du 6 juin.
Saint-Ex devient f�brile :
" J'ai exhort� les types � aller se battre et se faire tuer ; du fait que j'ai parl� et �crit, je dois faire mon travail, m�me si je sais que je vais dispara�tre. J'ai mon r�le d'homme � jouer. "
Son r�le d'homme, c'est bien cela ; le mot est celui qui convient, car un homme, en d�finitive, n'est-ce pas celui qui r�alise cette profonde unit� qui est le sceau de la personne et qui joint en un seul faisceau la pens�e et l'acte de l'�tre.
Il se moque bien, lui, des entraves qu'on lui oppose : de son �ge et des d�ficiences dues � ses multiples blessures. Il est toujours celui chez qui " craque ", aussit�t que l'amour s'exalte, la fameuse solidarit� de soi-m�me avec son corps.
Jamais, il ne s'en laisse accroire. Il aurait pu jouir en paix de sa r�putation d'�crivain, mener une existence facile, attendre, ainsi que tant d'autres, que la Lib�ration se fasse sans lui ; mais ceci ne lui convient pas : ayant �crit, il doit agir : ce qui est premier, c'est d'�tre homme.
Et pourtant, les missions qu'il effectue ne lui permettent pas d'illusion : le danger est terriblement r�el et terriblement mena�ant. Il s'en aper�oit � tout coup : ce jour-l�, o� surpris par deux chasseurs, il ne s'�chappe que de justesse ; cette autre fois, o� volant � neuf mille m�tres au-dessus du lac d'Annecy, une fuite d'oxyg�ne se d�clare � son inhalateur : il lui fallut descendre pour retrouver l'air respirable. " Or, son avion qui ne portait aucune arme, ne pouvait s'aventurer si loin en France que gr�ce � la haute altitude o� l'appareil donnait sa meilleure vitesse.
Sans oxyg�ne, Saint-Ex devenait vuln�rable et son long parcours l'exposait au premier chasseur rencontr�. "
Un autre jour, au-dessus des Alpes, un de ses moteurs le l�che., Pour �tre moins ais�ment rep�r�, Saint-Ex d�cide de revenir � travers les massifs... ; il chemine plus bas que les sommets, mais se trompe de vall�e et d�bouche en Italie, dans une r�gion couverte de terrains ennemis.. La Flack l'assaille et le pilote se trouve en grande difficult� " Tout � coup, rapporte Andr� George, un chasseur allemand surgit et semble le prendre dans la queue. Il a racont� au retour qu'il rentrait le cou dans les �paules et se disait : " Cette fois, �a y est ! "
Il ramait sur son unique moteur valide et attendait la mise � mort...
Et puis, rien n'�tait venu. Il pensa que l'adversaire, un novice, par bonheur, apercevant cet avion bizarre avec un moteur en croix, dut songer � quelque essai d'un prototype ami.
Saint-Ex avait, ce jour-l�, oubli� de couper le d�clenchement photo, si bien qu'� l'atterrissage, on put reconstituer toute la suite de l'aventure.
Cela ne pouvait pas durer... Cette chance extraordinaire qui a �t� son partage depuis ses d�buts de pilote, allait arriver � son terme... Le jour vint du dernier d�part...
XX
UNE �UVRE : UN HOMME !
Juillet 1944 : L'escadrille a ralli� la Corse. convertie, en vue du d�barquement dans le Sud, en un immense porte-avions. Ce d�barquement dans le Sud, Saint-Ex le sait tout proche et son c�ur vibre dans l'attente du grand jour. " Il �tait gai et heureux, note le g�n�ral Chassin, qui l'a vu le 29 � Alger. "
" Il �tait plus enthousiaste, plus jeune, plus rayonnant que jamais ", �crit Jean Leleu, officier du Groupe 2133.
Le 30 juillet, le commandant Gavoille l'appelle ; la mission qui lui est confi�e - la neuvi�me - doit le mener au lac d'Annecy. Elle lui permettra de sur-voler un coin de France qui lui est cher. Apr�s avoir pris des clich�s en haute altitude dans la r�gion de Chamb�ry, Annecy, Lyon, Villefranche-sur-Sa�ne. il abordera la c�te fran�aise au-dessus de Saint-Rapha�l et d'Agay, o� r�side une partie des siens.
Gavoille prend sa grosse voix pour lui rappeler qu'il a maintenant d�pass� le nombre de missions autoris�es et qu'il lui faut �tre prudent.
Le 31 au matin, " le temps est magnifique, l'avion en parfait �tat, la mission soigneusement pr�par�e et Saint-Ex dans une forme merveilleuse ". " Je lui donnai les derniers renseignements, �crit Jean Leleu, puis, comme � l'accoutum�e, l'un de nous l'aida � s'installer dans l'avion.. "
Il d�colla, ce matin-l�, aux environs de 9 heures, du terrain de Borgo, pr�s de Bastia, et disparut dans la lumi�re, en direction de la France...
Lorsque sonna l'heure pr�vue pour son retour, l'inqui�tude, bient�t l'angoisse, �treignirent les camarades.
De fausses alertes, dues aux passages de B-38 am�ricains,. accrurent, � plusieurs reprises, le supplice de l'attente.
Le radar l'avait suivi jusqu'� la c�te... Apr�s quoi, il entra dans le silence...
" Nous f�mes toutes les recherches possibles, a �crit Jean Leleu, mais aucune station radio, aucun avion alli�, ne purent donner le moindre renseignement ; et, plus tard, en France, nous ne f�mes pas plus heureux dans nos enqu�tes. Saint-Ex avait disparu sans traces, comme un dieu des l�gendes antiques, dans une assomption myst�rieuse... "
Telle l'assomption du petit prince tomb�, lui aussi, sans bruit, ainsi que l'arbre sur le sable et, cependant, disparu comme il e�t voulu, en pleine action et remplissant sa destin�e : celle de l'Homme qui renie la chair pour l'�changer contre cela dont il est, contre cela o� il se retrouve : sa fid�lit�, son amour...
Le 8 ao�t, les journaux d'Alger annon�aient sa disparition et ce m�me jour, un de ses amis, Pierre Dalloz, re�ut de lui se derni�re lettre : " Si je suis descendu, y dit-il, je ne regretterai absolument rien. La termiti�re future m'�pouvante et je hais leur vertu de robots. Moi, j'�tais fait pour �tre jardinier. "
Du jardinier, il aura eu tout au moins la m�me mort d'homme, la mort de l'homme donn� � la t�che qui le d�passe. Et comme le jardinier encore, lui aussi, laisse une terre en friche, la terre de France �. laquelle il est li� d'amour.
La Croix de guerre qui lui fut d�cern�e �tait accompagn�e de la citation suivante :
" Officier-pilote r�unissant les plus belles qualit�s intellectuelles et morales, se proposant constamment pour les missions les plus p�rilleuses.
" � r�ussi brillamment deux missions de reconnaissance photographique.
" Le 22 mai 1940, violemment pris � parti par une d�fense anti-a�rienne intense et puissante, n'a interrompu sa mission que lorsque son avion e�t �t� gravement endommag�.
" Est, pour le personnel de l'unit�, un mod�le de devoir et d'esprit de sacrifice. "
Cette citation comportait l'attribution de la Croix de guerre avec palme.
Un homme complet, a-t-on dit de Saint-Exup�ry, et c'est bien le mot le plus juste ; un �tre sur lequel rayonnent tous les possibles de l'homme : simple et complexe, rude et tendre, enthousiaste, timide, g�n�reux, boute-en-train et taciturne, voyageur, ouvrier, pilote, �crivain, enfant terrible et ing�nu, po�te, savant, philosophe, chevalier des temps modernes, d�couvreur de cieux et de terres...
Rarement, � pareille altitude, une alliance aussi �troite entre la pens�e, l'acte, le verbe a �t� r�alis�e, et s'il a pu en �tre ainsi, c'est que l'�tre intime de Saint-Ex est tendu vers l'unit�. " Il me semble que je suis un, �crit-il dans Pilote de guerre. Ce que j'�prouve, je l'ai toujours connu. Mes joies ou mes tristesses ont sans doute chang� d'objet, mais les sentiments sont rest�s les m�mes. "
Les retours constants de Saint-Ex vers la maison de famille et les visions de son enfance illustrent cette assurance qui le saisit � tous les �ges, mais, d�passant le sentiment de son unit� dans la succession des ann�es, il est un, bien davantage, par l'application qu'il apporte � unifier son �tre intime : volont�, sensibilit�, raison ; par sa recherche ; passionn�e de l'unit� de l'�tre humain : " L'Homme, commune mesure des peuples et des races ".
L'attention, le scrupule m�me, pourrait-on dire, qu'il met � ne pas permettre � son discours de d�passer son action, ne sont-ils pas, �. ce point de vue, r�v�lateurs.
Et ceci n'a rien � voir avec un quelconque nivellement : " Celui qui diff�re de moi, loin de me l�ser, m'enrichit. Notre unit�, au-dessus de nous, se fonde en l'Homme. " " Plus un �tre s'�l�ve dans l'�chelle de la vie, dit-il, plus il est diff�renci�. La diff�renciation ne s'oppose pas � l'unit�, bien au contraire. Voyez un arbre, quoi de plus diff�renci� et de plus un. "
Mais l'unit� de l'�tre humain est d'un ordre de grandeur qui s'appuie sur le spirituel ; l'absolue sinc�rit� de Saint-Ex, qui ne l'attachait qu'au r�el, ne lui a jamais permis de confondre le r�el brut, qui est mati�re, avec le r�el vrai qui est mati�re, interpr�t�e par l'esprit. " Il n'est point, a-t-il �crit, de lecture directe du r�el... Une cath�drale est autre chose qu'une somme de pierres... L'individu n'est qu'une route, l'Homme qui l'emprunte compte seul... "
" Il avait un tel amour de ce que j'appellerai la substance profonde de l'esprit, �crit de lui Guillain de B�nouville, qu'on me permettra de dire que cet amour dans sa projection ne s'appuie que sur les grandes v�rit�s de la foi et d'abord sur la ferme conviction de la dur�e que nous autres, chr�tiens, appelons la R�surrection. "
" Tous les sujets que nous abordions, �crit �galement Pierre Dalloz, nous ramenaient toujours � une m�me question, � une m�me pr�occupation centrale.
Un jour, j'avais apport� � Saint-Exup�ry, sur un papier pli� en quatre, une d�finition de la charit� par saint Paul. Je parle de cette d�finition, d'accent m�dical o� le corps mystique de J�sus-Christ nous est repr�sent� comme accord� avec son chef, de la mani�re la plus harmonieuse, ne faisant avec lui qu'un tout, uni � lui par tous les liens de l'�conomie interne, selon la fonction particuli�re de chaque membre et dans la mesure qui lui convient, tirant de la charit� accroissement jusqu'� la forme parfaite. J'avais mis, ce jour-l�, le doigt sur le contact. "
Ce tour de plus en plus religieux de la pens�e de Saint-Ex, il suffit, pour s'en convaincre, de lire les admirables pages qui terminent Pilote de guerre et de suivre le commentaire de cette sorte de litanie : " Ma civilisation, h�ritant de Dieu, a fait les hommes �gaux en l'Homme... Ma civilisation, h�ritant de Dieu, a fond� le respect de l'Homme au travers des individus... Ma civilisation, h�ritant de Dieu, a fait de la charit� don � l'Homme au travers de l'individu... Ma civilisation, h�riti�re de Dieu, a pr�ch� le respect de soi, c'est-�-dire le respect de l'Homme � travers soi-m�me... Ma civilisation, h�riti�re de Dieu, a fait chacun responsable de tous les hommes et tous les hommes responsables de chacun.
Ma civilisation est h�riti�re des valeurs chr�tiennes... Si j'ai l'ambition de revivre, il me faut retrouver d'abord le ferment que j'ai perdu. "
Dans l'abandon du d�sert et la torture de la soif, dans le cr�pitement de la plaine d'Arras, dans la br�lure du tir ennemi, Saint-Ex a �t� comme saisi par la bouleversante certitude du corps. " territoire �tranger " ; aux heures les plus dramatiques, il acc�de � la vision de l'amour v�ritable ; " r�seau de liens qui fait devenir ", qui n'est point du domaine des mots, mais du domaine des actes.
" L'acte essentiel ici a re�u un nom. C'est le sacrifice. "
" Sacrifice ne signifie ni amputation, ni p�nitence. Il est essentiellement un acte. Il est un " don de soi-m�me � l'�tre dont on pr�tend se r�clamer. Celui-l� seul comprendra ce qu'est un domaine, qui lui aura sacrifi� une part de soi, qui aura lutt� pour le sauver et pein� pour l'embellir. Alors lui viendra l'amour du domaine. Un domaine n'est pas la somme des int�r�ts l� est l'erreur. Tl est la somme des dons. "
" Tant que ma civilisation s'est appuy�e sur Dieu, elle a sauv� cette notion du, sacrifice qui fondait Dieu dans le c�ur de l'Homme. L'humanisme a n�glig� le r�le essentiel du sacrifice. Il a pr�tendu transporter l'Homme par les mots et non par les actes...
Et peu � peu nous avons perdu l'h�ritage... " Message de Saint-Exup�ry qui propose � notre temps " une grandeur � qui chacun se reconna�t apparent� " : chevalerie du m�tier, noblesse des temps modernes..
�crivain aux mots exacts qui n'en use pas comme un jongleur, mais comme le bon ouvrier qui palpe et mesure le bois n�cessaire � l'entreprise...
Message o� rien d'�tranger ne se glisse entre l'�uvre et son auteur et qui tend � fortifier l'homme en pr�vision de l'�preuve, " occasion d'honneur et de gloire ".
T�moignage d'une foi v�ritable, celle que Pascal d�finissait en disant qu'elle est avant tout " Dieu sensible au c�ur ".
" Il d�montre � chacun, �crit Guillain de B�nouville, que ceux qui croient et qui esp�rent et qui aiment sont les messagers avant-coureurs dans un monde hostile et sourd, de l'unit� totale vers laquelle, lentement, nous cheminons...
De cette certitude myst�rieuse, Saint-Exup�ry, avec ses yeux rieurs et tendres, demeure le t�moin fraternel et toujours vivant que rien d�sormais ne peut atteindre dans cette gloire qui lui vient de sa foi. "
La terre a gard� jalousement le secret du lieu de sa mort, mais sa vie marque la plan�te...
Sur la c�te d�sertique qui, au sud du cap Juby, longe la terre africaine, une baie porte son nom ; la baie Saint-Exup�ry rappelle le souvenir d'un homme qui est mort pour d�livrer l'Homme, pour que celui-ci trouve un jour les conditions de sa pl�nitude.
Dans les jours et les nuits de vol, comme sous la lampe du travail, Saint-Ex, en d�finitive, n'a jamais �uvr� que pour l'Homme, et la lettre in�dite, r�cemment publi�e par le Figaro litt�raire, son dernier �crit peut-�tre, est encore pour exprimer la v�h�mence de son souci.
L'ultime message de l'�crivain est la confidence de l'angoisse qui na�t de son amour pour l'homme, un douloureux avertissement dont l'urgence n'a fait que grandir.
" Je suis triste pour ma g�n�ration qui est vide de toute substance humaine... Tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d'�tre r�veill�s � une vie spirituelle quelconque...
" Il n'y a qu'un probl�me, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inqui�tudes spirituelles. Faire pleuvoir. sur eux quelque chose qui ressemble � un chant gr�gorien...
" Il n'y a qu'un probl�me, un seul: red�couvrir qu'il est une vie de l'esprit plus haute encore que la vie de l'intelligence, la seule qui satisfasse l'homme... Et la vie de l'esprit commence l� o� un �tre " un " est con�u au-dessus des mat�riaux qui le composent...
" Il faut absolument parler aux hommes.
Sa vie, son �uvre, pr�cis�ment, ont �t� pour parler aux hommes ; pour trouver le verbe assez haut, assez exaltant et puissant pour rendre l'individu � l'Homme et soumettre l'Homme � l'Esprit et cette recherche, sens de sa vie, a donn� un sens � sa mort.
" Si l'on me vient exiger de moi que je meure pour des int�r�ts, j!e refuserai de mourir. L'int�r�t, d'abord, commande de vivre. Quel est l'�lan d'amour qui paierait ma mort ?
" On meurt pour une maison. Non pour des objets ou des murs. On meurt pour une cath�drale. Non pour des pierres. On meurt pour un peuple. Non pour une foule. On meurt par amour de l'Homme s'il est cl� de vo�te d'une Communaut�. On meurt pour cela seul dont on peut vivre. " Mourir pour cela dont on peut vivre..., renier, et la chair et la mort..., acc�der au domaine de l'�tre..., destin de l'Homme, destin de Saint-Exup�ry.